J’avais passé le samedi à me battre avec une chanson, à errer de ma chambre au salon, à chercher des rimes dans le frigidaire, à m’incendier la tête avec du son. Souvent la mélodie apportait le mot sur un plateau, mais là, rien. La chanson d’amour résistait depuis le début de l’hiver. Le refrain m’avait expédié au lit en fin d’après-midi. Allongé tout habillé, la joue écrasée contre l’oreiller, le nez dans un paquet de cigarettes, l’œil mort rivé sur un pâle rayon de soleil qui jouait sur mes boots renversées sur le parquet. Des boots prune en chevreau fin, à se faire lécher les pieds, mais je n’en étais pas là.
Je me suis endormi, pas longtemps. La sonnerie du téléphone m’a sorti d’un mauvais rêve. C’était Laurence. Nous n’étions mariés ni l’un ni l’autre, nous nous plaisions et nous couchions ensemble, assez classiquement, à Paris, au vingt et unième siècle. Elle voulait savoir si je viendrais à cette fête donnée le soir même chez le boss de son agence de publicité.
J’ai noté le nom, le code de l’immeuble, l’adresse à Saint-Cloud. J’ignorais si je m’y rendrais, la chanson d’amour pouvait céder à tout moment. Dans ce cas, il faudrait en profiter, j’écrirais toute la nuit, à la lueur d’une pizza.
Vers vingt-deux heures, le taxi m’a déposé sous la colline de Saint-Cloud, devant un immeuble Art déco, d’apparence paisible, avec une entrée de vertiges. Dans le hall parfumé à la menthe, deux grands miroirs scellés aux murs de marbre se regardaient à l’infini. Une porte en verre commandée par interphone donnait sur un ascenseur transparent. Pendant la montée, le câble qui ondulait comme un serpent avait réveillé mon rêve de l’après-midi : un ascenseur s’emballait, crevait la terrasse d’un immeuble, giclait au ciel comme une fusée. Laurence m’avait tiré du lit avant que je ne sache si j’irais en enfer ou au paradis.
L’ascenseur s’est arrêté au cinquième étage. Un petit homme, la quarantaine, courts cheveux blonds, costume et ras-de-cou noirs, m’a accueilli d’un salut l’artiste amical, presque déférent. Antoine Testi, le patron de Laurence. Il connaissait mes chansons, il respectait beaucoup les paroliers, ces gens qui écrivent dans « l’ombre des stars ». Le compliment n’était pas original, mais après ma journée d’impuissant, il faisait plaisir à entendre. Le petit homme blond m’a indiqué une pièce où remiser mon manteau, au fond d’un couloir, une sorte de buanderie, avec une machine à laver qui semblait fabriquée par Rolls-Royce.
Le salon était immense, placardé d’affiches originales de Savignac. Le mobilier, chic et dépouillé. Le parquet, verni et aveuglant. La musique, signée Gainsbourg et les paroles bousillées par le fond de parlotes et les rires des invités. Certains convives paraissaient rentrer par la fenêtre, mais c’est qu’ils venaient du balcon. Un balcon profond, assez avancé vers le vide, d’après ce que je pouvais en voir. Une brise légère soufflait par la baie ouverte, brassant haleines hépatiques et parfums rares. À vingt mètres, au buffet, un bras noir en chemise blanche servait du champagne. J’ai fendu la glace des invités, accrochant quelques mots au passage. Sarkozy, psy, pornographie. Le petit dictionnaire de rimes français qui donne soif et qui rend méchant. Il fallait arrêter de voter. Il fallait fusiller les psys. Il fallait cesser d’enculer le peuple et les femmes. Il fallait écrire des chansons. Voilà ce que je m’étais dit, il y a longtemps, et je m’y tenais, dans l’ombre des stars.
Je ne connaissais personne dans cette soirée mais je connaissais l’extra. Enfin, je l’avais déjà vu quelque part, dans des cocktails moins abstraits, des fêtes plus excessives. Il m’avait déjà servi, il avait la mémoire sûre, trois glaçons dans le double scotch. Alors que je buvais à ma santé, une main a relevé les cheveux qui tombaient sur le col de ma veste et des lèvres se sont posées sur ma nuque. C’était Laurence, en robe bleue, ouverte sur la vallée des seins, jambes nues, comme de bien entendu. Elle n’avait jamais froid. Elle était heureuse que je sois venu, que je me change les idées, la vue sur Paris était magnifique du balcon et il n’y avait pas que des gens de la publicité. On ne repartirait pas trop tard, elle avait envie de faire l’amour. Moi, j’avais rendez-vous le lendemain à onze heures avec une journaliste qui consacrait une enquête aux paroliers. Elle m’a gentiment laissé équilibrer mon taux d’alcool et de caviar, remettant les présentations à plus tard.