LE MOULIN DES SOURCES

Noëlie, la fille aînée de Benoît Saurel, marqua une hésitation au moment de franchir le seuil de la maison familiale. Elle avait promis à son père de veiller à ce que tout soit prêt pour le souper avant de rejoindre ses amies, Clarisse et Albertine. C’était la première fois qu’elle s’apprêtait à participer à la coutume de la noyée des veillées, le soir de la Chandeleur, et elle était impatiente de se mêler à la jeunesse de L’Isle-sur-la-Sorgue. Pourtant, elle ne parvenait pas à se décider. Sa jeune sœur, Lucille, boudait manifestement après avoir piqué une colère. Leur mère était morte d’un flux de ventre alors que Lucille avait à peine quatre ans. Depuis, elle accumulait les caprices au grand dam de Noëlie qui tentait de lui imposer des règles strictes. Cependant, quand le père rentrait, Lucille se coulait dans ses bras et obtenait de lui tout ce que sa sœur lui avait refusé. Heureusement, Émile, leur frère, qui travaillait avec leur père, ne se laissait pas prendre au piège des simagrées de Lucille. Catou, la servante, entra dans la salle, le bougeoir à la main, et comprit tout de suite ce qui se passait. Belle et grande femme âgée d’une trentaine d’années, elle servait chez les Saurel depuis plus de treize ans. Elle avait torché les enfants, soigné leur mère, appris à Noëlie à tenir une maison et sa réputation d’excellente cuisinière avait dépassé les limites de la ville. Elle jeta un regard sévère à Lucille qui pleurnichait au coin de l’âtre et se dirigea vers Noëlie. – Tu n’es pas encore partie, ma grande ? Clarisse et Albertine doivent t’attendre devant l’église. File, et n’oublie pas ta cape, le froid tombe vite avec le soleil. La jeune fille, soulagée, lui obéit sans tenir compte de Lucille qui s’était mise à hurler. Elle entendit Catou lui proposer de l’accompagner à l’écurie où la chatte Mistoufle allaitait ses petits. Quand la porte claqua derrière Noëlie, Lucille ne pleurait plus. Resserrant son châle autour d’elle, l’aînée des Saurel courut vers la collégiale Notre-Dame-des-Anges. La nuit viendrait bientôt, elle espérait que ses amies l’auraient attendue. Depuis plusieurs jours, toutes trois se réjouissaient de participer à la noyée des veillées. Catou lui avait souvent raconté qu’elle en gardait un bon souvenir. La servante avait discrètement plaidé la cause de Noëlie auprès du maître. L’entrepreneur, en effet, ne voyait pas sa fille grandir ou, plutôt, refusait de l’admettre. Proche de ses trois enfants, il n’aimait guère les voir sortir de la demeure imposante située non loin de l’église. Benoît Saurel avait réussi. Sa fabrique de couvertures tournait bien. Il l’avait créée au début des années 1820, juste après son mariage. Il savait que l’eau de la Sorgue, régulière et pure, favorisait l’industrie lainière. La Sorgue, mais aussi la proximité des troupeaux d’ovins et la terre à foulon de Mormoiron, grasse et absorbante, concouraient à créer les meilleures conditions pour la fabrication de couvertures de laine, de mulets et de lit. « Je n’ai pas à me plaindre », répondait-il lorsqu’on le complimentait, suivant en cela la prudence de ses aïeux paysans. Il vendait sa production non seulement sur la foire de Beaucaire mais aussi sur les marchés de la région, ou encore jusqu’en Piémont. Cependant, personne, et surtout pas lui, n’était à l’abri d’une mévente. Des entreprises concurrentes installées à Valréas et à Malaucène avaient fermé leurs portes moins de trois ans après leur ouverture. Aussi, Saurel savourait-il sa prospérité tout en demeurant vigilant. Pour l’heure, Noëlie ne songeait pas aux affaires paternelles. Haletante, elle rejoignit ses amies. Les trois jeunes filles offraient un séduisant contraste. Noëlie, brune aux yeux bleu foncé, donnait le bras à Albertine, aux cheveux châtains et aux yeux noisette tandis que Clarisse, blonde au regard noir, marchait en tête, en levant haut son flambeau. Toutes trois portaient le costume comtadin : une robe d’un seul tenant en taffetas au buste pincé et à la jupe froncée par de nombreux plis canons, un châle de laine, et une cape ample en mérinos bordé de velours noir. Noëlie et Albertine dissimulaient une partie de leurs cheveux sous la coiffe à la grecque traditionnelle composée de la passe, une bande de tissu d’environ huit centimètres de large, du fond enserrant le dessus de la tête et des veto , les attaches de percale amidonnées avec soin. Clarisse préférait la coiffe tuyautée à la genoveso , qui rappelait la triple génoise des toitures. Elles marchaient d’un bon pas, et plus d’un garçon se retournaient sur leur passage. Elles riaient, heureuses de se rendre à Velleron participer à la fête nocturne. Émile, qui revenait de sa tournée dans les villages environnants, s’arrêta à leur hauteur et proposa de les emmener dans sa carriole. Ravies, elles sautèrent sur le marchepied et se blottirent sur le banc situé derrière le siège. Émile chantonnait et elles joignirent leurs voix à la sienne. Le vent était tombé, la nuit enveloppait la campagne.