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Sur les photographies, il regarde à côté de l'objectif. Il s'évade. Comme sur ce cliché de voyage de noces, place Saint-Marc à Venise. Sa femme nourrit un pigeon et fixe le photographe. Lui, en costume de golf, casquette plate et cravate écossaise, se bloque dans une attitude artificielle. Une main en poche, l'autre posée sur l'unique bouton de la veste, il contemple les brumes de la lagune. L'année est 1927.
Dix-neuf ans plus tôt, il posait, jeune homme trop chic, sur l'île de Torcello; blazer croisé, pantalon blanc, canne à pommeau, assis dans ce siège de pierre que l'on nomme, je crois, le fauteuil d'Attila. La tête, brutalement tournée, n'offre qu'un profil.
Sur un instantané de Crans-sur-Sierre, en 1964, culbuté dans la neige, skis ensevelis, il rit de savoir sa pose figée sur du papier au bromure d'argent, mais son regard dérape encore, cette fois vers des blancheurs devinées. Et puis à Bayreuth, aux heures ardentes du nazisme, quand les ténors le voisinent; à Séville, lorsque Hemingway patronnait la féria, où il donne de l'épaule sur le flanc d'un cheval de paseo; au bord du lac Léman, après guerre, comme Charlie Chaplin le désaltère sous une véranda à la Somerset Maugham; à Paris, chez lui, parmi les têtes de bouddhas ironiques, partout il demeure fuyant, rebelle au snapshot. Il consent à la photo. Mais un instantané, c'est déjà trop long. Quand le déclic claque, il regarde ailleurs. Paul Morand décourageait les 6 X 9 et les cellules électroniques.
Trop vif pour l'arrêt, il fut de nulle part. Je lui sais des domiciles fixes, des résidences très temporaires et des séjours fulgurants. Je lui sais surtout la nostalgie de l'horizon, un vague à l'âme spatial qui le dynamisait en l'affligeant d'une impermanence chronique, le plus insupportable des maux.
Après sa mort, j'ai suivi Morand entre ses quelque quatre-vingts livres et quatre-vingt-huit années d'existence. J'ai collectionné ses photos, thésaurisé ses lettres, déjeuné et dîné avec ses amis et ses maîtresses. Trottant sur les lieux où il avait vécu, recomposant soigneusement le paysage qu'il découvrait habituellement d'une fenêtre, usant, après lui, de ses objets et de ses livres, j'ai souvent cru rattraper ce possédé du mouvement. Toujours il m'a échappé.
Je rassemble ici les notes de cette promenade littéraire, autant par souci de ne pas laisser un échec inachevé que par volonté de tenter un ultime effort. On ne vit pas vite impunément. L'écrivain Paul, Emile, Charles, Ferdinand Morand, né en 1888 aux beaux temps du boulangisme et décédé en 1976 dans la grosse canicule d'une France giscardienne, a forcément dû égarer ces quelques empreintes d'émotions, ces demi-confidences par lesquelles perdurent les existences. Et puisque rien n'appert de la mesquine recomposition du passé ou du viol de correspondance, je donne le rythme d'un destin pris moins d'un lustre après son épilogue. Les paroles perdues, reste la mélodie.
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La maison prend directement sur la route de la corniche par une porte de bois condamnée. Des brisants, plus bas, dissèquent les vagues en un bruit permanent et c'est pour cela qu'on sait toujours la mer si proche. Pourtant, quand j'ai franchi la brèche du mur et vu enfin l'eau et les rochers, et la plage d'Heffa Legmira et l'Europe au-delà du détroit, j'ai remarqué d'abord les capucines. Les capucines écrasées ont une odeur écœurante, impossible à confondre; là, elles occupent toutes les terrasses abandonnées, on les piétine inévitablement et elles empestent.
Paul Morand se rendait la nuit dans ce jardin de Tanger pour découvrir l'Europe avant l'aube. Certain de ne jamais savoir laquelle des deux mers se déversait dans l'autre, il n'avait qu'à surveiller le vieux continent depuis cet avant-poste africain. « Autour de moi, relevait-il, partout des vides : devant moi, mers ou océans; derrière, les déserts, océans taris. Au centre de ces lacunes, Tanger est comme une île 1. »
Tanger est surtout une ville simple. Quatre langues courantes, une basilique espagnole et des mosquées, un lycée français, une médina et une casbah, une zone franche et un ancien port international, l'Atlantique et la Méditerranée, l'Afrique et l'Europe sous un seul regard. Je reviens toujours à Tanger. C'est là que je retrouve Morand. Il n'y a jamais vraiment vécu et il reste peu de traces de ses séjours. Mais quand on cherche une patrie pour sa fuite, Tanger fait admirablement l'affaire. L'air apaisé, l'obscurité jamais complète et ce demi-sommeil dont les villes méditerranéennes font leur repos trament les nuits d'une inévitable mélancolie. Ici, Morand prenait la retraite de sa retraite. Il tuait les hivers de son exil.