Première partie
LE RETOUR DE L'HISTOIRE
1
Les désarrois de l'après-communisme
Tout a commencé le 9 novembre 1989, jour de la chute du mur de Berlin et de ce que l'on baptisa — un peu vite — la mort du communisme.
Ce jour, nous l'attendions.
De toute notre âme, nous l'espérions.
Nul, bien entendu, n'avait la moindre idée, ni de la date de l'événement, ni de son allure. Mais que le système soit périssable, que sa mort soit, non seulement désirable, mais possible et même fatale, que toute chose ait sa fin et que le communisme ait, par nécessité, la sienne, nous étions plus nombreux à le penser que n'a bien voulu le dire la légende.
Nous l'escomptions donc, cette fin.
Elle ferait le bonheur, songions-nous, des peuples libérés. Mais elle ferait le nôtre, du même coup. Elle serait, par contagion, la forme de notre Salut. Car l'idée dominante, en ces années, était que les peuples de l'Est étaient, certes, opprimés; qu'ils avaient souffert mille martyres; mais qu'il y avait une part d'eux-mêmes sur quoi la dictature n'avait pas mordu et que cette part, bénie, avait été préservée, aussi, de ce que la modernité avait de plus pernicieux.
Nos sociétés étaient corrompues, voilà ce que l'on pensait. Repues et corrompues. Elles avaient désappris, avec l'abondance, le prix de la liberté. Et il y avait là-bas, à l'Est, des sociétés qui y avaient trop peu goûté pour n'en point conserver la nostalgie - et qui, lorsqu'elles se libéreraient, lorsqu'elles secoueraient leur joug et reviendraient prendre leur place dans cette Europe où on les avait «capturées», nous feraient inévitablement profiter de leur réserve d'innocence.

Aider les dissidents? Nous aidions les dissidents. Mais nous aimions dire — et penser — qu'ils nous aidaient plus que nous ne les aidions. Nous aimions l'idée — et pas seulement l'idée — de nous mettre à leur école avant de les mettre à la nôtre. La fin du communisme serait notre chance. Ce serait notre jouvence. Tous ces mots de < liberté», de «droit», de «démocratie» qui avaient, dans nos contrées, perdu leur force, presque leur sens, retrouveraient, au contact de l'événement, toute leur splendeur passée.
C'était un rêve? Bien sûr, c'était un rêve. C'était l'analogue occidental du songe soljenitsynien d'une Russie demeurée sainte, inentamée par l'horreur moderne, conservant en ses tréfonds des trésors de pureté. Et c'était surtout, lorsque l'on y repense, la dernière en date de ces utopies qui avaient scandé l'histoire du progressisme et où l'on voyait une fraction de l'humanité investie, par son malheur même, d'une fonction rédemptrice : le Dissident, d'une certaine façon, prenait le relais du Prolétaire; ou du Cubain; ou du Palestinien; il reprenait le rôle, dûment catalogué au répertoire de nos imaginaires, du Sujet qui, en se sauvant, sauve le genre humain; et telle était l'ironie de l'histoire, que le marxisme allait être la victime — la dernière — de ce ballet qu'il avait installé, au long du siècle, dans nos cervelles.
La grande différence, bien entendu, était que le Prolétaire annonçait un monde nouveau alors que nous n'attendions du Dissident qu'un ressourcement du monde ancien. Ces «mots de la tribu» auxquels, comme tout sujet rédempteur, et selon la formule consacrée, il devait donner un sens «plus pur», ce n'étaient plus ceux d'une tribu nouvelle, vaguement inquiétante, étrangère — mais, pour la première fois, ceux de notre propre tribu. Et peut-être était-ce, d'ailleurs, l'originalité de l'aventure : comme si, pour cette ultime pirouette, l'Histoire s'était appliquée à donner au mot même de révolution son sens le plus ancien : celui qu'il a en astronomie et qui signifie retour au point de départ.
Mais, à cette réserve près, c'était bien le même schéma que le schéma marxiste. C'était la même odyssée d'un Sujet que son supplice même dote du plus fastueux des pouvoirs. Et toute une partie de l'intelligentsia vivait, je le répète, dans cette double certitude. Sa corruption, d'un côté; presque son indignité ; cette impureté fondamentale qu'elle prêtait - c'était le climat de l'époque : on l'a déjà oublié! — au monde de la « modernité ». Et puis, cette image d'une autre Europe qui était comme un sanctuaire ou un musée — le dépôt d'on ne sait quelle réserve de Bien, stockée par un peuple de héros et qui, lorsqu'elle déferlerait, saurait nous revitaliser.