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Red Rock, Texas, réveillon du nouvel an

Jamais, non, jamais Natalia Serrano n’avait vu des yeux aussi intensément bleus que ceux de l’homme qui se tenait à quelque distance d’elle, au milieu de la foule joyeuse réunie pour le réveillon. Cette couleur profonde était peut-être accentuée par la lumière ? Ou par l’éloignement ? Peu importait. Grand, mince, musclé, avec sa carrure athlétique et son visage harmonieux, cet inconnu était la séduction incarnée. Lorsque d’un geste impatient il repoussa une mèche de ses cheveux très bruns, la jeune femme découvrit son front haut, à peine marqué d’un léger sillon qui le lui rendit encore plus attirant.

Il paraissait un peu plus âgé qu’elle. Une petite trentaine, sans doute ? A peine… Pourtant, son maintien assuré disait clairement qu’il était habitué à donner des ordres, pas à en recevoir.

C’était évident, elle et lui n’avaient rien en commun. Rien, si ce n’était un sentiment paradoxal en cette soirée de fête : une immense solitude. Au moment où leurs regards se croisèrent, elle esquissa un sourire timide. La relation qui s’établit aussitôt entre eux fut si intense que l’inconnu aurait dû traverser la salle pour venir la saluer. Ou au minimum lui rendre son sourire. Au contraire, il fronça les sourcils, fit volte-face et disparut dans le couloir. Zut !

La clameur pleine d’entrain qui s’éleva tout à coup de la foule ramena l’attention de Natalia sur les danseurs, tous prêts à accueillir la nouvelle année avec force baisers, embrassades et toasts portés au champagne. Elle les enviait. Comme ils paraissaient heureux, tout à la joie de l’instant !

Depuis le début de la soirée, l’orchestre, très connu et apprécié dans la région de San Antonio, et ses excellents musiciens maintenaient avec brio une ambiance festive. Quant aux serveurs très élégants, dans le pantalon noir et la veste crème qui étaient l’uniforme de la maison, ils veillaient avec soin et compétence à ce que le champagne coule à flots.

Décidément, il n’y avait rien à redire : la « Casa Paloma », l’hôtel le plus élégant du centre-ville de Red Rock, au Texas, avait réuni toutes les conditions pour faire de cette soirée un événement inoubliable. Les tables recouvertes de nappes immaculées avaient été disposées en fer à cheval, de manière à encadrer la piste de danse. Sous le plafond qu’il faisait scintiller, un vaste filet argenté avait été tendu, qui retenait des centaines de ballons colorés prêts à être libérés au douzième coup de minuit.

Minuit… Natalia jeta un coup d’œil sur sa montre. Encore quatre-vingt-dix minutes à attendre !

Au milieu des couples de danseurs, elle repéra Selina, sa meilleure amie, étroitement enlacée par un homme qui la guidait avec dextérité dans un langoureux tango. Natalia laissa échapper un soupir. La soirée ne faisait que commencer pour Selina, qui adorait s’amuser, alors qu’elle-même avait déjà envie de rentrer. De toute évidence, si elles étaient arrivées ensemble, elles feraient séparément le trajet du retour.

— Alors, ma belle, on va enflammer la piste tous les deux ?

Natalia se tourna vers son interlocuteur, un jeune cow-boy déjà pas mal éméché.

— Désolée, mais je suis venue avec mon ami, répondit-elle gentiment.

Il ne s’agissait là que d’un demi-mensonge, puisqu’elle avait prévu de venir à cette fête avec son presque fiancé, David Francisco, qu’elle avait fréquenté pendant près d’un an. Pourtant, au fil des mois, les liens qui les unissaient s’étaient distendus peu à peu pour se briser définitivement le mois précédent.

Le jeune homme regarda autour d’eux.

— Je ne vois personne, pourtant !

— Il est sorti prendre l’air un moment.

— Ah… Bonne idée. Passez une bonne soirée !

Dès qu’il eut tourné les talons, Natalia se dirigea vers l’une des portes-fenêtres et sortit faire quelques pas dans le superbe jardin de l’hôtel.

Le gardien, un homme d’un certain âge, s’approcha d’elle.

— Si vous avez l’intention de retourner dans la salle tout à l’heure, il faut que je vous tamponne la main.

— Merci, mais c’est inutile, répondit Natalia. Je rentre chez moi.

L’homme la considéra d’un air surpris, presque peiné.

— Vous ne voulez pas assister au lâcher de ballons ?

— Non. J’ai un début de migraine.

Cette fois, ce n’était pas un mensonge du tout. Depuis plus d’une semaine, une mauvaise sinusite la faisait souffrir. Le traitement par antibiotiques l’avait certes soulagée, mais la musique très forte et les divers parfums qui flottaient dans la pièce avaient réveillé la douleur.

— Dommage ! reprit l’homme sur un ton compatissant. Ça risque d’être spectaculaire. Bonne année tout de même, et meilleure santé, mademoiselle !

La gentillesse de cette voix bienveillante fit monter les larmes aux yeux de Natalia. C’était plus fort qu’elle ! Se remettrait-elle jamais de l’absence de son père parti quand elle avait à peine deux ans ? Plus le temps passait, plus elle en doutait.