Roy était inquiet. Il ne lui en avait rien dit, mais Corrie le sentait. Et elle était inquiète, elle aussi. 
Qui ne l’aurait pas été à leur place ? Depuis le mois de juillet, Roy McAfee, détective privé de son état, recevait des cartes postales anonymes porteuses de messages qui, s’ils n’étaient pas ouvertement menaçants, n’en demeuraient pas moins troublants. 
« Tout le monde a des regrets. Tu en as surement, toi aussi. Reflechis bien », disait la première carte. 
Durant les semaines qui avaient suivi cet envoi, il y en avait eu d’autres. Corrie les avait lues et relues, si souvent qu’elle les connaissait par cœur. Aucune n’était signée bien évidemment et elles arrivaient à intervalles irréguliers, postées d’endroits toujours différents. Ce qui faisait qu’ils n’étaient pas plus avancés aujourd’hui, en ce mois d’octobre, que le matin où le premier message leur était parvenu. 
Le gargouillement de la cafetière lui indiqua que le café était prêt, l’arrachant momentanément à ses pensées. Elle se mit à suivre des yeux, de l’autre côté de la baie vitrée, le mouvement des gens et des voitures, qui faisait battre le centre de la petite ville de Cedar Cove. Etre l’assistante de son mari présentait certes des avantages, mais une telle situation comportait aussi ses inconvénients. Parfois, l’ignorance est une bénédiction et Corrie se disait qu’elle aurait préféré ne rien savoir au sujet de ces mystérieuses cartes postales. 
Encore que… A supposer que Roy ait réussi à lui cacher leur existence, il n’aurait de toute façon pas pu lui cacher le tout dernier message, puisqu’il avait été déposé sur leur paillasson. 
Un soir, quelqu’un avait longé leur allée et gravi les marches de leur véranda. Ils recevaient des amis à dîner et, en ouvrant la porte pour les raccompagner jusqu’à leur voiture, ils avaient trouvé un panier de fruits avec une carte, devant la maison. 
Corrie n’aimait pas repenser à cela, et surtout au fait que cet inconnu, qu’on imaginait mal animé des meilleures intentions, connaissait leur adresse personnelle. 
– Le café est prêt ? demanda Roy, depuis son bureau. 
Elle perçut une pointe d’impatience dans sa voix. 
– J’arrive ! répondit-elle, plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. 
Cet accès de mauvaise humeur ne lui ressemblait guère, mais cette histoire la rendait nerveuse. Elle remplit un mug et le porta dans la pièce voisine. 
– Il faut qu’on parle, dit-elle à Roy, en posant le café sur son bureau. 
Comme s’il n’avait pas le moindre souci, Roy se renversa contre le dossier de son fauteuil et croisa les mains derrière la tête, l’air dégagé. 
Après vingt-sept ans de mariage, Corrie le trouvait toujours aussi séduisant qu’à l’époque de leur rencontre. Roy jouait au football dans l’équipe de l’université de Washington, alors, et il en avait gardé le physique puissant : grand, les épaules larges, les muscles saillants et le dos droit, il était encore très athlétique, sans que cela paraisse lui coûter le plus petit effort. Corrie était d’ailleurs un peu jalouse du fait qu’il n’avait jamais pris le moindre poids. Ses cheveux bruns étaient certes moins abondants et striés de gris, mais avec cette nouvelle apparence, Roy avait gagné en dignité. 
Parmi toutes les jeunes filles qu’il avait fréquentées à l’université, Corrie était celle qu’il avait choisie. Leur relation n’en avait pas été facile pour autant et ils avaient rompu pendant plus d’un an, avant de retomber dans les bras l’un de l’autre. Cette séparation leur avait permis de mesurer la force et la profondeur de leur amour et ils s’étaient mariés peu de temps après l’obtention de leur diplôme. Depuis, leur relation avait eu raison des nombreuses tribulations de la vie, des bonnes années comme des mauvaises – et ils avaient eu leur compte des unes comme des autres. 
– Parler de quoi ? lui demanda-t–il d’un air tranquille. 
Mais Corrie ne s’y trompa pas : sa nonchalance n’était qu’une façade. Il savait bien ce qui la préoccupait.