1.

C’était lui qui devrait se trouver dans ce cercueil, pas son meilleur ami…

Dans l’ombre du grand pin, Giacomo Corretti regardait le cercueil descendre dans la tombe, à quelques mètres de l’endroit où il se cachait. Pétrifié de douleur, il se maudit une fois de plus pour sa lâcheté.

Le petit groupe de gens rassemblés autour de la tombe commença à se disperser, tandis que les dernières paroles du prêtre flottaient encore dans l’air printanier, accompagnées par l’odeur âcre de l’encens. Il ne devrait pas faire aussi doux, songea soudain Gio. Ça ne devrait pas être le printemps. La mer ne devrait pas scintiller sous un soleil radieux. Si seulement des nuages apocalyptiques pouvaient obscurcir le ciel, et une tempête se déchaîner contre ce cimetière. Contre lui…

Les sanglots de la mère de Mario, que son mari soutenait à grand-peine, étaient déchirants. A côté de ses parents, la sœur de Mario, grande et mince, restait impassible, le dos bien droit. Ses longs cheveux châtains étaient nattés sur la nuque et un foulard noir lui couvrait la tête. Son tailleur noir de mauvaise qualité laissait deviner sa silhouette frêle d’adolescente de dix-sept ans.

Il était inutile qu’elle tourne la tête. Gio connaissait son visage dans ses moindres détails. Peau mate aussi douce qu’un pétale de rose. Lèvres pulpeuses suggérant une sensualité naissante. Splendides yeux en amande couleur d’ambre.

Des yeux de tigre.

Des yeux qu’il avait vus étinceler de peur et de colère mêlées chaque fois qu’elle les avait surpris, Mario et lui, en train de flirter avec le danger qu’ils aimaient tant…

Comme si elle sentait son regard sur elle, Valentina Ferranti se retourna et fixa l’endroit précis où Gio se tenait. Il était trop tard pour s’enfuir. Pivotant complètement sur elle-même, elle le regarda longuement. Très pâle, elle avait le visage bouffi d’avoir trop pleuré. Dans son regard éteint se lisait une souffrance indicible. Et c’était lui qui en était la cause. C’était lui qui était responsable de cette perte irréparable.

Gio se remémora les paroles insouciantes qu’il avait eues ce soir-là. « Ne t’inquiète pas, je veillerai à ce qu’il soit de retour devant ses livres avant minuit, comme Cendrillon… » Le désespoir de Valentina semblait le narguer. Elle avança soudain vers lui à grands pas, les poings crispés et les traits déformés par la colère.

Elle s’immobilisa à quelques centimètres de lui. Si près qu’il sentit son parfum frais et fleuri. Détail incongru au milieu de tant de tristesse.

— Tu n’es pas le bienvenu ici, Corretti, dit-elle d’une voix rauque.

La gorge de Gio se noua douloureusement.

— Je…

Il s’interrompit en sentant le raidissement familier de ses cordes vocales, puis il décida de l’ignorer.

— Je sais.

Le fait d’avoir réussi à prononcer ces deux mots sans bafouiller ne lui fut d’aucun réconfort. C’était Mario, le frère de Valentina et son meilleur ami, qui l’avait patiemment aidé à surmonter le bégaiement dont il avait souffert enfant.

A vingt-deux ans, il portait toujours la cicatrice laissée par des années d’humiliation. Et pourtant, à cet instant il aurait eu envie de bégayer de nouveau. Afin de subir les railleries de Valentina… Sauf qu’elle ne s’était jamais moquée de lui. Elle avait toujours été d’une délicatesse extrême. Quand il lui était arrivé de bégayer devant elle, jamais elle ne s’en était servie pour l’humilier comme tous les autres le faisaient. En particulier sa famille.

Tout à coup, elle lui décocha en pleine poitrine un coup de poing assez violent pour le faire vaciller.

— Il était tout pour nous et à cause de toi il n’est plus là, déclara-t-elle d’une voix brisée par le chagrin. Il devait obtenir son diplôme l’année prochaine et commencer une brillante carrière. Et toi… que peux-tu faire pour nous ? Rien. Va-t’en, Corretti. Ta présence ici est indésirable.

Elle réprima un sanglot avant d’ajouter :

— Si tu ne l’avais pas incité à sortir ce soir-là…

Elle s’interrompit et se mordit la lèvre. Gio sentit le sang se retirer de son visage.

— Je regrette… je regrette tellement…

— C’est ta faute. Je te hais, Corretti. Je te haïrai éternellement parce que tu es vivant et que lui ne l’est plus.

Valentina regarda Gio comme si elle brûlait d’envie de le pousser du haut de la falaise voisine pour avoir le plaisir de le regarder se fracasser sur les rochers.

— Viens, Valentina. Il est temps de partir.

La voix du père de Valentina les fit tressaillir tous les deux.

— Ce n’est ni le lieu ni l’heure, ajouta-t-il en prenant sa fille par le bras.

Le visage de la jeune fille se décomposa et elle le suivit sans un regard de plus pour Gio. Au bout de quelques mètres, le père de Mario s’immobilisa, se tourna vers Gio et secoua lentement la tête. Il avait vieilli de dix ans en quelques jours et ses yeux exprimaient une tristesse infinie. Le cœur de Gio se serra. C’était pire que s’il avait craché à ses pieds ou lui avait donné un coup de poing comme Valentina.