AVANT LE DIVAN
Le névrosé lambda
Plus que le bon sens, la névrose est certainement la chose du monde la mieux partagée.
Je l'ai d'ailleurs partagée avec beaucoup de mes semblables. Disons qu'elle fait partie de l'ordinaire de la vie. Les névrosés lambda sont légion, même s'ils ne se précipitent pas tous sur le divan. Certes, leur existence n'est pas aussi facile, aussi heureuse, aussi réussie qu'ils l'auraient souhaité, mais tant que leur vie ne devient pas insupportable, ils s'en accommodent. Il est même des névroses profitables : un peu d'hystérie pour un acteur, de paranoïa pour un politique ou pour un magistrat, de névrose obsessionnelle pour un artiste ou un écrivain peuvent se révéler très précieuses.
Inutile donc d'encombrer le divan d'un analyste.
Malheureusement, une névrose peut aussi empoisonner une vie (celui qui écrit ces lignes a payé assez cher pour le savoir). Il importe alors d'en venir à bout, seulement on n'en guérit pas comme d'une rage de dent. Les deux sont certes pénibles, mais on n'a vu personne gâcher sa vie ou mettre fin à ses jours pour une rage de dent, alors qu'une névrose peut y contribuer.
Mais d'abord qu'est-ce qu'une névrose ?
L'historique de ce mot m'a intéressé : il apparaît en 1769 ; on le doit au médecin écossais William Cullen. Dans la psychiatrie duXIXe siècle, il renvoyait à des maladies d'origine nerveuse affectant un organe sans que l'on y décèle de lésions. C'est ce que l'on appelle une maladie psychosomatique. On a ainsi parlé de « névrose cardiaque », « névrose de l'estomac », etc.
Avec la psychanalyse, ce terme ne concerne plus que les affections psychiques. Dans le langage courant, il désigne toutes sortes de comportements – le plus souvent inadaptés – qu'on ne peut s'empêcher de répéter même si on le déplore (« C'est stupide, mais rien à faire », « C'est plus fort que moi », etc.) et qui rendent la vie insupportable. On croit aider celui qui en souffre en l'invitant à « se raisonner », à « se secouer », à « se ressaisir ». Que de fois ai-je entendu ces appels à la raison ! Mais rien n'y faisait, je me retrouvais indéfiniment dans les mêmes situations pénibles, je répétais les mêmes échecs sentimentaux, sociaux, scolaires, universitaires, professionnels. Il en va ainsi chez le névrosé, ses bonnes résolutions ressemblent à des promesses d'ivrogne : il jure que l'on ne l'y reprendra plus, qu'il a tiré les enseignements de ses échecs, mais quelque chose en lui se rit de cette bonne volonté et le pousse à répéter sans cesse les mêmes erreurs. Je ne compte plus les fois où, après un échec, je repartais à l'assaut, bien décidé à m'en sortir, jusqu'à ce qu'après une période d'euphorie conquérante – par exemple dans mes études ou dans mon travail – je finisse par échouer lamentablement comme j'en avais l'habitude.
On peut réunir toutes les qualités du monde : être beau, riche, intelligent, séduisant, cultivé, diplômé, compétent, brillant, volontaire, rien n'y fait. On peut accuser la malchance, s'en prendre à ses parents, à ses amis, à ses collègues, à son conjoint (« Ils ne me comprennent pas », « Ils sont jaloux », « Ils m'en veulent », etc.), faire la tournée des médecins, des neurologues, prendre autant de tranquillisants que l'on veut, peut-être « guérir » d'un symptôme (on a arrêté de se ronger les ongles, maintenant on « fait de l'eczéma »), pour s'apercevoir, au bout du compte, que l'on n'est pas plus avancé.
En réalité, on sent bien que tel comportement pénible, tel enchaînement de situations douloureuses s'expliquent autrement que par la malchance ou la malveillance des autres : on ne peut pas avoir la guigne tout le temps ou ne rencontrer que des gens malintentionnés. Pour ce qui me concerne, je ne peux pas dire que dans ma vie j'ai croisé beaucoup de gens qui me voulaient du mal. Quant à la malchance – que je n'ai pas manqué de déplorer avant de me décider à entreprendre une analyse –, elle tenait surtout à mon inaptitude à saisir la chance quand elle se présentait.
Bref, les déboires dont on se plaint n'ont pas forcément leur origine dans la malveillance d'autrui ou dans celle du destin. Au-delà de justifications parfois très convaincantes pour expliquer ses échecs ou son mal de vivre, on peut avoir l'intuition qu'une part de soi-même, une part que l'on ne connaît pas et qui remonte très loin dans l'enfance, tire les ficelles des difficultés dont on n'arrive pas à se dépêtrer.