De l'amitié
Considérant la conduite de la besogne d'un peintre que j'ai, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et au milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance [talent]; et le vide tout autour, il le remplit de grotesques, qui sont peintures fantasques, n'ayant grâce qu'en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n'ayant ordre, suite ni proportion que fortuits?
Desinit in piscem mulier formosa superne 1,
Je vais bien jusqu'à ce second point avec mon peintre, mais je demeure court en l'autre et meilleure partie; car ma suffisance ne va pas si avant que d'oser entreprendre un tableau riche, poli et formé selon l'art. Je me suis avisé d'en emprunter un d'Étienne de la Boétie, qui honorera tout le reste de cette besogne. C'est un discours auquel il donna le nom La Servitude volontaire; mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement depuis rebaptisé Le Contre Un. Il l'écrivit par manière d'essai, en sa première jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéça dans les mains des gens d'entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil [noble], et plein de qu'il est possible. Si [pourtant] y a-t-il bien à dire que ce ne soit le mieux qu'il pût faire; et si, en l'âge que je l'ai connu, plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheraient bien près de l'honneur de l'Antiquité ; car, notamment en cette partie des dons, je n'en connais point qui lui soit comparable. Mais il n'est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre [hasard], et crois qu'il ne vit oncques depuis qu'il lui échappa, et quelques mémoires sur cet édit de Janvier2, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peut-être leur place. C'est tout ce que j'ai pu recouvrer de ses reliques, moi qu'il laissa, d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le livret de ses oeuvres que j'ai fait mettre en lumière. Et si, suis obligé particulièrement à cette pièce, d'autant qu'elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue pièce [longtemps] avant que je l'eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s'en lit guère de pareilles, et, entre nos hommes [contemporains], il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontres à la bâtir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles.

Il n'est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminés qu'à la société. Et dit Aristote que les bons législateurs ont eu plus de soin de l'amitié que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est celui-ci [l'amitié]. Car, en général, toutes celles que la volupté ou le profit, le besoin public ou privé forgent et nourrissent, en sont d'autant moins belles et généreuses, et d'autant moins amitiés, qu'elles mêlent autre cause et but et fruit en l'amitié, qu'elle-même.
Ni ces quatre espèces anciennes : naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n'y conviennent, ni conjointement.
Des enfants aux pères, c'est plutôt respect. L'amitié se nourrit de communication qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenserait à l'aventure les devoirs de nature. Car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants pour n'y engendrer une messéante privauté, ni les avertissements et corrections, qui sont un des premiers offices d'amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s'est trouvé des nations où, par usage, les enfants tuaient leurs pères, et d'autres où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l'empêchement qu'ils se peuvent quelquefois entre-porter, et naturellement l'un dépend de la ruine de l'autre. Il s'est trouvé des philosophes dédaignant cette couture naturelle, témoin Aristippe : quand on le pressait de l'affection qu'il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant que cela en était aussi bien sorti; que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre, que Plutarque voulait induire à s'accorder avec son frère : « Je n'en fais pas, dit-il, plus grand état pour être sorti de même trou. » C'est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance. Mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle. Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement en même sentier et même train, il est force qu'ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci ? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi. C'est mon fils, c'est mon parent, mais c'est un homme farouche, un méchant ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l'obligation naturelle nous commandent, il y a d'autant moins de notre choix et liberté volontaires. Et notre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que j'aie essayé de ce côté-là tout ce qui pût être, ayant eu le meilleur père qui fut onques, et le plus indulgent, jusqu'à son extrême vieillesse, et étant d'une famille fameuse de père en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle,