Livre II
2
Je suis : chair, souffle vital et raison1. Abandonne tes livres2, ne succombe pas à la séduction, cela t’est interdit ; méprise la chair comme si tu étais sur le point de mourir : elle n’est que du sang impur, des os, un voile fort léger, un système de muscles, de veines et d’artères. Le souffle vital, lui, n’est que du vent, un vent variable, rejeté puis ravalé en fonction des instants. Enfin, la raison. Il te faut bien réfléchir : tu es vieux ; ne laisse donc plus ta raison être esclave ni être tiraillée par des désirs contraires au bien de la communauté, pas plus qu’il ne faut la laisser s’irriter contre le destin présent et à venir.
8
Ne point examiner ce qu’il y a dans l’âme d’un autre, voilà qui fera difficilement le malheur d’un homme ! Mais ne pas suivre les mouvements de ton âme à toi, voilà qui, fatalement, te perdra.
10
Sagement, dans sa classification des péchés, Théophraste, en homme qui sur ces matières suit le bon sens universel, déclare les fautes de concupiscence plus graves que les fautes de colère. En effet, l’homme en colère, c’est, visiblement, avec chagrin et une secrète contraction du cœur qu’il fuit la raison; mais le pécheur par concupiscence, que la volupté domine, apparaît, dans ses erreurs, plus intempérant, pour ainsi dire, et plus efféminé. Il a donc raison, et c’est d’un vrai philosophe, de dire qu’une réprobation plus forte doit s’appliquer au péché mêlé de plaisir qu’au péché commis dans le chagrin3. En un mot, si l’un a plutôt l’air d’un homme victime d’une injustice antérieure, et dont le chagrin a fait éclater la colère, l’autre, c’est spontanément qu’il s’est élancé vers l’injustice, porté à l’acte par la concupiscence.
11
Tu dois toujours agir, parler, penser comme si tu étais susceptible de mourir à l’instant même; quitter les hommes, s’il y a des dieux, n’a rien de terrible, car les dieux ne te plongeront pas dans le malheur; s’il n’y a point de dieux, ou s’ils ne s’occupent pas des choses humaines, que m’importe de vivre dans un monde sans providence4? Mais, certes, il y a des dieux, et qui s’occupent des choses humaines : en effet, les vrais maux, l’homme peut n’y pas tomber, ils lui en ont donné l’absolu pouvoir5; et maintenant, s’il avait subsisté encore un autre mal, ils y auraient pourvu afin que l’homme n’en soit pas affecté. Comment alors ce qui ne rend pas l’homme plus mauvais pourrait-il rendre pire sa vie? Non ! ni par ignorance ni, malgré la connaissance, par impuissance à les empêcher ou à les corriger, la nature des choses n’aurait passé sur ces imperfections : elle n’eût point, soit par incapacité, soit par manque d’art, commis cette grave erreur d’une indifférente répartition des biens et des maux entre les bons et les méchants. Mort et vie, gloire et ignominie, peine et plaisir, richesse et pauvreté, toutes ces choses adviennent également à tous les hommes, bons ou méchants, parce qu’elles ne sont pas par elles-mêmes ni belles ni honteuses : elles ne sont donc ni des biens ni des maux6.
14
Même si tu dois vivre trois mille ans, même si tu en dois vivre trente mille, rappelle-toi néanmoins que nul n’a à perdre qu’une vie, celle qu’il vit, et n’en vit qu’une, celle qu’il perd. Donc l’extrême brièveté et l’extrême longueur reviennent au même. En effet, le présent est égal pour tous, donc pour tous la perte est la même, et ainsi cette perte est infinitésimale. C'est que l’on ne pourrait perdre ni le passé ni l’avenir. Car ce que vous n’avez pas, comment vous l’ôter? Souvenons-nous donc de ces deux vérités : d’une part, tout, de toute éternité, avec la même forme, revient sur soi comme dans un cercle7, et peu importe de voir, pendant cent ou deux cents ans, ou pendant l’infini des temps, des choses qui ne changent pas; de l’autre, l’homme assuré de très nombreuses années, et l’homme qui est en train de mourir, ne perdent pas plus l’un que l’autre. En effet, le présent est le seul bien dont ils seront privés, puisque enfin ils ne possèdent que celui-là, et que ce que l’on ne possède pas, on ne peut pas le perdre8.