I
La loi de 2004 sur les signes religieux
à l'école. Retour sur ses sources
historiques et son contexte contemporain
Alain Renaut – Les discussions sur la laïcité qui ont eu lieu en France depuis le premier trimestre 2004, à propos de ce qu'il faut bien appeler la loi « sur le voile », ont brusquement fait apparaître qu'il y avait matière à revenir sur cette idée même de laïcité, dont la France a fait un de ses principes les plus chers : y revenir pour se demander, un siècle après la grande loi de 1905, comment le principe affirmé alors dans un contexte historique et politique bien différent du nôtre avait franchi ce siècle et de quelle manière nous pouvions nous rapporter à lui aujourd'hui, dans un nouveau contexte traversé par des interrogations très différentes, par définition, de celles que les législateurs de 1905 avaient en tête. La nécessité de reprendre une réflexion, libre de tout tabou, sur notre laïcité est à mon sens d'autant plus forte que, dans l'effervescence où s'est déroulé en 2004 le débat sur le port des « signes ostensibles » d'appartenance religieuse à l'école, une dérive marquée s'est produite dans le réflexe républicain de référence à la laïcité : inévitablement, dans ce nouveau contexte, il s'est agi, non plus seulement ou non plus tant de séparer l'Église et l'État, ce qui correspondait au combat (et même, j'en conviens, au bon combat) que la loi de 1905 était venue clore, mais de protéger la communauté républicaine que la France entend être contre ce qui a été identifié comme des menaces de désintégration par une religion, l'islam, qui fonctionne aussi, en l'espèce, comme une culture. Moyennant quoi on a assisté, dans beaucoup de discours et d'interventions, à ce qui m'a semblé constituer, je le répète, une dérive de la référence républicaine à la laïcité, avec la montée au créneau d'un républicanisme désormais moins offensif (contre l'Église) que défensif, cherchant à protéger une identité culturelle de la France aussi homogène que possible. Nous gagnerions, je crois, à cerner cette dérive de l'idée de laïcité, afin de trouver les moyens d'y résister pour définir les conditions sous lesquelles une politique républicaine pourrait se combiner à un programme multiculturaliste : combinaison sans doute difficile dans le contexte français, peut-être impossible si nous ne sortons pas des ornières du républicanisme laïque, tel en tout cas qu'il s'est exprimé ces derniers mois en France – mais combinaison dont je ne vois pas comment, si nous n'en trouvons pas la formule, notre société pourra relever les défis du pluralisme culturel auxquels les pays qui ont fait le choix des valeurs démocratiques se trouvent aujourd'hui tous plus ou moins confrontés.

Alain Touraine – En ce qui concerne la nécessité d'ouvrir la France au multiculturalisme, il y a certainement urgence. Et cette ouverture ne peut avoir lieu sans une clarification des principes qui ont conduit à l'adoption de la loi interdisant les « signes religieux ostensibles » dans les écoles.
Ce qui me frappe tout d'abord, c'est que pratiquement personne dans le monde ne comprend les discussions autour de la laïcité qui ont eu lieu en France. À l'étranger, on considère souvent que la loi sur le voile est raciste. En fait, le mot « laïcité » n'existe pas dans la plupart des langues. Il est aussi difficile à transposer dans une autre langue que le mot américain gender.
La laïcité est un principe fondamental de la modernité. Il y a toutefois dans la laïcité que nous connaissons en France quelque chose qui reste inexprimé et qui est d'une autre nature qu'elle : le républicanisme. L'idée de séparation de l'Église et de l'État est présente ailleurs, aux États-Unis par exemple, mais elle se manifeste de manière différente. Dans notre pays, l'État tend à prendre plus de place pour imposer l'intérêt public ou la volonté générale. Cette situation conduit à des contradictions indéniables. Je suis curieux de savoir quelles sont, selon vous, les sources profondes de ce malaise.

A. Renaut – Nous faisons effectivement face à une situation de réelle confusion. Certes, le principe de la laïcité entretient une relation avec les choix constitutifs de la modernité, mais il permet surtout de comprendre notre manière d'être modernes dans le cadre de la tradition française. La laïcité, telle que nous l'entendons en France, s'enracine dans la modernité en ceci que le monde moderne nous demande de nous reconnaître dans l'autre en considérant que l'autre est un semblable et donc en faisant abstraction de ses différences. Nous devons nous efforcer de nous retrouver nous-mêmes sous les traits de celui que nous ne sommes pas et qui se distingue de nous génériquement, culturellement, religieusement, linguistiquement, sociologiquement ou encore générationnellement. Être moderne, c'est accomplir ce geste de constituer l'autre comme un égal, de l'assimiler, au bon sens du terme, c'est-à-dire de le tenir pour « même » que nous, pour « pareil » à nous, de le penser sous l'idée de semblable. En affirmant avec beaucoup de force cette idée et cette valeur de similitude pour remplir le programme d'égaliser toutes les conditions, la tradition française a eu cette particularité, parmi d'autres compréhensions du projet démocratique, de mettre systématiquement entre parenthèses toutes espèces de « différences », en concevant qu'elles n'avaient pas lieu d'être dans l'espace public. C'était de toute évidence un grand facteur de progrès dans la rupture avec la société d'ancien régime, structurée par la différenciation des « ordres » auxquels correspondaient, dans le cas de la noblesse ou du clergé, des droits et privilèges spécifiques. Le processus était d'emblée plus difficile à apprécier si l'on songe aux différences culturelles et religieuses, dont le terrain d'expression s'est ainsi trouvé confiné à la sphère privée. Comme si l'espace public, pour qu'y fût accompli le geste démocratique constituant l'autre comme un égal, devait nécessairement faire table rase de ce qui nous distingue de cet autre que nous tenons comme un semblable, ou de ce qui le distingue de nous dans ses manières d'être ce qu'il est et dans les repères qui cadrent son existence. C'est précisément cette conviction qui est au cœur de la laïcité à la française et qui est spécifique de notre manière très particulière d'être modernes.