INTRODUCTION
Décidément, l'histoire intellectuelle n'est pas ingrate. Elle va même parfois jusqu'à ménager de troublantes surprises à ceux qui n'en attendaient plus. Lorsqu'en 1984 nous entreprenions d'écrire un livre sur l'antihumanisme contemporain1, nous étions loin d'imaginer que nos espoirs, ou plutôt nos désespoirs, seraient à ce point confirmés. Le marxisme devenu idéologie morte, c'est essentiellement les variantes françaises de l'heideggérianisme que nous entendions déconstruire. Après bientôt dix ans consacrés au sein d'un séminaire du Collège de philosophie à lire patiemment en commun Heidegger2, nous avions acquis la conviction que sa mise en cause des Temps modernes et de la philosophie humaniste, telle qu'il la fait remonter à Descartes et aux Lumières, ne pouvait dans le meilleur des cas que conduire à une critique radicale de toutes les composantes de l'univers démocratique : de la culture de masse et du monde de la technique bien sûr, mais aussi des droits de l'homme et, plus généralement, du projet de résoudre par la discussion publique les questions que ne cesse de poser la dynamique contemporaine d'une rupture constante avec la tradition.
Aussi n'était-ce pas à la légère que nous parlions d'antihumanisme pour désigner la thématisation philosophique d'un tel rejet de la modernité qui, haineux ou angoissé, souvent injuste, parfois légitime, s'exerçait toujours au nom d'un point de vue situé dans une extériorité radicale, réduisant tout compromis avec la modernité à une compromission.
Le nazisme est-il un humanisme ?
Face à la question du nazisme de Heidegger, les « heideggériens français » regroupés autour de Jacques Derrida ont définitivement choisi leur camp et rejoint leur concept, à travers une extraordinaire surenchère : si Heidegger a été nazi, ce que nul ne peut plus contester aujourd'hui, ce ne fut certainement pas à leurs yeux parce qu'il aurait dénoncé l'univers de l'humanisme démocratique et par là même éprouvé la séduction d'une révolution conservatrice ; et si, comme l'affirme posément un élève de Derrida, « le nazisme est un humanisme3 » (sic), il faut considérer que c'est sous l'emprise d'une tradition humaniste et spiritualiste alors encore insuffisamment déconstruite que le Heidegger de 1933 a été conduit, naturellement, au nazisme C.Q.F.D.
L'énoncé de cette thèse est quelque peu ridicule, trop dépendant qu'il est d'une polémique contre notre propre livre. Pour nous, le temps des polémiques est passé : réprimant la tentation d'ironiser, il nous paraît plus utile d'indiquer, d'emblée, à la fois ce que cette thèse signifie dans son fond et pour quelles raisons elle exprime à sa manière non seulement une erreur philosophique, mais peut-être l'erreur par excellence de la philosophie française contemporaine.
Écoutons Philippe Lacoue-Labarthe : « Le nazisme est un humanisme en tant qu'il repose sur une détermination de l'humanitas à ses yeux plus puissante, c'est-à-dire plus effective, que toute autre. Le sujet de l'auto-création absolue, même s'il transcende toutes les déterminations du sujet moderne dans une position immédiatement naturelle (la particularité de la race), rassemble et concrétise ces mêmes déterminations (comme aussi bien le fait le stalinisme avec le sujet de l'autoproduction absolue) et s'institue comme le sujet, absolument parlant. Qu'il manque à ce sujet l'universalité, qui définit apparemment l'humanitas de l'humanisme au sens reçu, ne fait pas pour autant du nazisme un antihumanisme. Il l'inscrit tout simplement dans la logique, dont il y a bien d'autres exemples, de l'effectuation et du devenir concret des " abstractions ". »
Le sens du propos est clair, moyennant un double glissement par rapport à la signification de la notion d'humanisme :
— Afin de parvenir à l'extravagante conclusion que le nazisme est un humanisme (au passage : faut-il que Sartre, qui avait intitulé l'une de ses conférences les plus célèbres L'existentialisme est un humanisme, soit aujourd'hui oublié pour que de tels jugements puissent désormais ne point choquer l'esprit du temps...), on doit d'abord supposer que l'humanisme se réduit à la volonté de donner de l'homme une définition lui attribuant une essence ou une nature.

— Il faut ensuite, en un second coup de force, annuler toute différence intrinsèque entre une définition de l'homme à vocation universaliste et une définition raciale qui, de façon pourtant très explicite, sépare l'homme de l'homme.