DU MÊME AUTEUR

Manifeste de la nouvelle gnose, Gallimard, 1989.

Introduction à une théorie des nombres bibliques (avec Charles Hirsch), Gallimard, 1984.

Les yeux d’Ezechiel sont ouverts, Gallimard, 1949.

La Fosse de Babel, Gallimard, 1962.

Visages immobiles, Gallimard, 1983.

Approche de la nouvelle gnose, Gallimard, 1981.

Dans une âme et un corps (Journal 1971), Gallimard, 1973.

Ma dernière mémoire :

   I. Un faubourg de Toulouse (1907-1927), Gallimard, 1972.

II. Les militants (1927-1939), Gallimard, 1975.

III. Sol Invictus (1939-1947), Pauvert chez Ramsey, 1980.

La Structure absolue, coll. « Bibliothèque des idées », Gallimard, 1965.

Assomption de l’Europe, Flammarion, 1954.

La Bible, document chiffré, Gallimard, 1950 (2 vol.).

Vers un nouveau prophétisme, Gallimard, 1947 ; 1950 ; 1963.

Heureux les pacifiques, Le Portolan, 1946.

La Fin du nihilisme (avec André Mahé), Éditions Fernand Sorlot, 1943.

RAYMOND ABELLIO

Né une première fois à Toulouse le 11 novembre 1907 sous le nom de Georges Soulès, mort à Nice le 26 août 1986, Raymond Abellio a été successivement polytechnicien, marxiste, membre de X-Crise, chargé de mission au ministère de l’Économie nationale en 1936 sous le gouvernement de Léon Blum et représentant de l’opposition de gauche au comité directeur du Parti socialiste en 1937 et 1939. Il est mobilisé en août 1939, fait prisonnier en mai 1940 à Calais. En 1941, lors de son retour de captivité, il entre au MSR où, avec d’autres membres, il participe à une action fractionnelle clandestine. Il se met en rapport avec la Résistance et fonde en 1943 le groupe des « Unitaires » publiant le bulletin Force Libre. Il rencontre également Pierre de Combas, un guérisseur auvergnat qui lui transmet un enseignement ésotérique basé à la fois sur la Bible, la Kabbale et la Bhagavad-Gitâ. Pierre de Combas le fait sortir de l’action politique et l’oriente vers sa « seconde naissance » : celle d’un homme de connaissance. En 1948, confondu avec un homonyme gérant de biens juifs sous l’Occupation, il est condamné à dix ans de travaux forcés, puis gracié en 1952 grâce à l’intervention de résistants. Il revient définitivement à Paris en 1953 où, ayant accepté sa mutation, il renonce définitivement à la politique pour se consacrer à l’écriture et à la philosophie.

AVERTISSEMENT

Un groupe d’amis m’ayant demandé en mai dernier de traiter devant lui de la situation actuelle de l’ésotérisme exprima ensuite le désir de voir mettre par écrit le texte de ces cinq exposés. Les voici donc réunis en volume, mais après avoir été remaniés, refondus et considérablement augmentés. Il s’agit donc d’un ouvrage de circonstance qui ne prétend évidemment pas être exhaustif, mais où, quelle que soit son opinion sur ma thèse, le lecteur trouvera au moins quelques références utiles.

 

R.A.
déc. 1972

… Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

Souviens-toi, homme sinistre, de ton omniscience originelle. Surgis de tes ténèbres intérieures. Je n’instruis pas, j’éveille, et nul n’est initié que par lui-même.

Que chacun se souvienne. La parcelle d’être qui fut dévolue à sa conscience au commencement du monde n’était pas irrémédiablement séparée de l’être universel, de l’Esprit partout présent sous ses symboles différents que nous appelons les aspects de la matière et qui forment le monde extérieur.

Alors sa vie psychique était celle de l’aube de toutes vies, celle de l’enfant, celle du primitif, celle du rêveur aussi, car le sommeil est un retour rythmique au pays d’avant-naître.

Mais chez toi, homme d’Occident, depuis ces temps lointains, à cette forme première de l’esprit s’en est peu à peu substituée une autre dont tu t’enorgueillis incroyablement. Peu à peu tu t’es bâti une raison puissamment établie… Au sauvage dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s’oppose l’individu proclamant Je suis Moi et se repliant sur soi-même, pour que réellement incarné dans sa personnalité, connaissant ses limites et se niant comme tel, puisse naître l’homme à trois yeux qui, dépassant l’individu, sera en vérité la conscience cosmique.

Tel est l’unique sens de l’évolution salvatrice.

La Raison d’Occident n’est qu’un moment dialectique. L’heure est venue de la dépasser. Quand notre monde présent s’allumera comme une torche dans l’éclat de rire de la grande fusée « Destruction-universelle », il ressuscitera le secret perdu dans Atlantis.

Roger Gilbert-Lecomte (Le Grand Jeu, no 3, automne 1930)

 

Préface

L’HOMME À TROIS YEUX

La Fin de l’ésotérisme est publié par Flammarion en 1973. L’avertissement est daté de décembre 1972. La longue citation qui ouvre le livre provient d’un texte de Roger Gilbert-Lecomte publié dans le troisième numéro du Grand Jeu en 1930 qui évoque le secret perdu dans Atlantis, l’oubli de la nature divine de l’homme, et la possibilité pour la rationalité occidentale de n’être qu’un moment dialectique avant l’accès à un homme devenu « conscience cosmique » : L’Homme à trois yeux.

Composée de quatre romans (Heureux les pacifiques, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, La Fosse de Babel, Visages immobiles), de trois volumes de mémoires, d’un journal (Dans une âme et un corps) et de plusieurs essais, l’œuvre de Raymond Abellio exprime une vision transfiguratrice commune de l’Homme et du Monde, simultanément rationnelle et spirituelle, une Gnose, dégagée à la fois du matérialisme dialectique, dont il conserve la « physique sociale », et du caractère dogmatique de la pensée traditionnelle – dont il reconnaît la pertinence des sources, attribuées aux « premiers instructeurs ». Enfin, cette œuvre ouvre à une pratique, un yoga, qui tient à la fois de la philosophie, de l’action et de l’art, et que nous connaissons sous le nom de « La Structure Absolue ».

Dès l’ouverture du livre, Raymond Abellio annonce que, en cette fin de cycle historique, nous entrons dans une période de désoccultation de la tradition cachée – celle que, après René Guénon, Ananda Coomaraswamy ou Julius Evola, il appelle « Tradition Primordiale ». Mais la différence entre Abellio et les penseurs de la Tradition n’est pas mince ; elle tient tout d’abord à son souci de conserver la totalité des outils mis à disposition par la rationalité occidentale, en particulier la dialectique hégélienne – qu’il complexifie et « sphèrise » à l’image de la dialectique chinoise de Mao Tsé-toung – et la phénoménologie de Husserl. En outre, cette désoccultation se passe, chez Abellio, de l’étude des archétypes, de la mise en rapport des symboles de traditions éloignées, du voyage de l’âme dans les images ou de l’évocation des récits visionnaires. Elle se fait plutôt « critique interne » et recherche d’une homologie entre la Kabbale, les hexagrammes du Yi King et les codons de l’ADN. Si Guénon ou Corbin sont du côté de l’image, Abellio est résolument du côté du nombre.

D’accord sur ce point avec Guénon, Abellio distingue l’ésotérisme de l’occultisme, qui est recherche des pouvoirs magiques, de la puissance et de l’étude comparée des religions, universitaire ou érudite. L’ésotérisme bien compris implique l’être de l’homme dans sa tripartition esprit, âme et corps, et tente de le raccorder à la Tradition Primordiale en vue d’une participation consciente et permanente à l’interdépendance universelle : « La Tradition Primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup, tout entière, mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires. » La connaissance primordiale serait apparue aux hommes primitifs par les premiers instructeurs, les grands Rishis, par claire audience. C’est ce que les Veda appellent la Sruti. Il s’agit d’une audition intérieure de la parole divine. Cela recoupe la notion d’esprit bicaméral chez Julian Jaynes et son livre La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit : à savoir que, avant l’apparition de la conscience, nous aurions entendu la voix des dieux à travers notre hémisphère droit qui donnait un sens et orientait nos tribulations.

S’il y a, chez René Guénon, le souci de retrouver les traces de cette présence, et de suivre le chemin des peuples nomades sur le tour de la Terre, portant le legs de la connaissance non humaine (sanskrit : apurusheya) avant sa mise en forme particulière, folklorique, à travers les principales spiritualités, voire de décrypter le rôle du législateur primordial de notre cycle de manifestation, le Roi du Monde, Raymond Abellio compte, lui, élucider le « contenu de cette communication » et surtout sa structuration interne à travers l’élaboration de la « Structure Absolue ». C’est leur différence fondamentale ; c’est aussi leur complémentarité.

Le Christ reprochait aux scribes d’avoir « égaré les clefs de la connaissance ». On peut aller plus loin et dire qu’ils ont volontairement brouillé les possibilités de l’obtenir dans l’objectif de ne pas perdre leur fonction de médiateurs. La question capitale de la transmission de cette connaissance non humaine donne lieu chez Guénon comme chez Abellio à des propositions très extrêmes. « Nul n’est initié que par lui-même », dit encore Roger Gilbert-Lecomte dans le texte cité en ouverture de La Fin de l’ésotérisme. Chez René Guénon, la question de la transmission sans médiateurs s’articule autour de l’intervention d’un Maître Invisible, Al-Khidr, le Verdoyant, quatrième pilier du Temple Primordial (avec Enoch, Élie et Jésus) apparaissant dans la Sourate XVIII du Coran, dite La Caverne (versets 59-81). Al-Khidr fait partie de la catégorie des « esseulés », qui constituent le plus haut degré de la réalisation spirituelle et demeurent dans la « station de la proximité ». Initiateur errant, maître sans disciples, il fait don aux Uwaysi, ceux qui se tiennent en dehors de la juridiction du Pôle, de son assistance spirituelle dans l’acquisition de la connaissance non humaine. C’est le guide des guides, dont le rôle n’est pas d’assurer la tarbiyya (l’instruction initiatique des novices) mais la nasîha (le conseil). Originellement, ce sont des cas exceptionnels ne se produisant que dans des circonstances rendant la transmission normale impossible, en l’absence de toute organisation initiatique régulièrement constituée. Mais les centres initiatiques ayant tous décliné jusqu’à disparaître ou se déployer négativement dans la contre-initiation, les seuls reliés sont désormais les esseulés, les « lonely people ».

Chez Abellio, il s’agit du court-circuit de la connaissance et la disqualification des corps intermédiaires. L’exemple donné le plus souvent est celui de la Transfiguration de Raphaël au Vatican, avec ses trois niveaux : en haut, en état de lévitation, le Christ, Élie et Moïse. Au niveau intermédiaire, sur le plateau du mont Thabor, les trois apôtres Pierre, Jean et Jacques, accroupis, aveuglés par la nuée éblouissante. Au pied du mont, les autres disciples et la foule, incapables de regarder la nuée également.

Dans le coin droit du tableau, une famille amène un enfant possédé pour le faire exorciser par Jésus : son visage est révulsé, mais seul il lève la tête et tient les yeux ouverts sur la nuée éblouissante. « Cet enfant est le personnage-clé de l’ensemble », dit Abellio : il symbolise la présence, dans tout acte de transfiguration, des essences les plus basses, les moins reliées, les plus soumises au diabolique. On doit ajouter : la connaissance se fait par court-circuit de tous les corps intermédiaires, directement, presque électriquement, entre le Christ transfiguré et l’enfant possédé. Dans Approches de la nouvelle Gnose, Abellio précise : « Dans ce tableau inspiré, où le bas est non moins significatif que le haut, mais ne l’est que par lui, Raphaël pose la transfiguration comme un court-circuit fulgurant entre les essences du haut et les essences du bas. »

Cet enfant possédé, symptomatique de la désoccultation, ce sont les mouvements de la jeunesse des années 1960, en dehors de leurs meneurs, tous ridicules, tous corrompus et disqualifiés. Cet enfant possédé, ce sont les mouvements de la jeunesse des années 1960, tourbillonnant autour du cinéma de Stanley Kubrick et de la discographie des Beatles, porteurs d’une vérité que les spectateurs et auditeurs de l’époque ignorèrent mais que leurs successeurs n’ignorent plus. Cet enfant possédé, c’est la parole de vérité gnostique enceinte dans les illusions sentimentales de la culture pop.

Dans La Fosse de Babel, Raymond Abellio fait deux remarques que nous pouvons relier à cette thèse. La première concerne la Californie : « Non seulement la Californie n’est pas l’Amérique, mais elle n’en est même pas la frange, elle est celle de l’Occident tout entier, la coupure où se rencontrent, à l’Extrême-Occident, un ciel et un abîme, comme pour marquer symboliquement que l’extra-monde, à cet endroit, fait à nouveau irruption dans le monde. » La seconde concerne les révoltes de Berkeley de 1964 comme date de basculement. Ce point est développé dans La Fin de l’ésotérisme : « Il n’est pas indifférent de noter que l’activisme occidental a atteint ses limites dès 1964 […] et qu’il a commencé dès lors à refluer sur lui-même […] par la révolte symbolique des étudiants de Berkeley préludant à un mouvement universel de la jeunesse. Il convient de ne pas sous-estimer l’importance de ce mouvement d’intensification qui apparaît dès aujourd’hui comme paroxystique et se trouve ainsi pleinement significatif d’une subversion irréversible des valeurs occidentales de l’âge classique : plus tard, cette date de 1964 sera peut-être considérée comme marquant la conception invisible de la nouvelle gnose dans le corps de l’Occident tout entier. »

L’importance donnée à la Californie et à la date de 1964 provient d’une intuition fondamentale. À cette période de mutation correspond plusieurs événements historiques à mettre en relation, et tout d’abord la fin de l’époque gaulliste, marquée par les mouvements de la jeunesse et notre Mai 68. Dénoncé par Louis Vallon dès 1969 dans L’Anti de Gaulle, c’est Georges Pompidou en France qui forcera les hommes vers une modernité qui signifie la fin des spécificités locales ou nationales. D’une main, il fait passer une loi obligeant l’État à emprunter aux banques privées avec intérêts, de l’autre, il démolit la géographie française pour y imposer les autoroutes, détruit le paysage parisien (architecture des Halles, de la tour Montparnasse, de la Défense) et met fin à un certain art de vivre associé à la France, la nourriture, en favorisant le basculement dans l’industrie agroalimentaire. Aux États-Unis, c’est Nixon qui abandonne l’étalon-or, ouvrant la boîte de Pandore de la spéculation boursière. Le monde politique remet les clés du pouvoir entre les mains de la haute finance, et devient, dixit Zappa, « le secteur divertissement du monde industriel, militaire et financier ».

Mais cette période a une face lumineuse, qui est la réappropriation individuelle de l’expérience transfiguratrice, et celle-ci est particulièrement audible chez les groupes de pop music. Entre 1967 et 1974, tous les disques écoutés par la jeunesse sont l’expression de la recherche d’une réintégration des thèmes gnostiques : exploration de l’homme intérieur et anamnèse chez les Beatles (Sgt. Pepper) ; recherche du maître et de la transmission initiatique chez Led Zeppelin (album sans nom) ; réconciliation des contraires et court-circuit des essences du haut et du bas chez Frank Zappa (200 Motels) ; transformation de la pop music en discipline ascétique après un séjour prolongé dans une communauté gurdjieffienne chez King Crimson (Red). « Toute la période de 1962 à 1968 paraît livrée au déploiement explosif de forces encore enfouies au fond de la matière ou au fond des âmes, écrit encore Abellio. Les trois planètes occultes, Uranus, Neptune et Pluton, qui semblent actuellement en rapport avec les destins respectifs des États-Unis, de la Russie et de la Chine, marquent ainsi trois grandes crises, en 1962-1968, 1982-1989 et 1999-2015, le nouvel ordre mondial résultant de la guerre des races ne venant s’établir qu’à la fin de la troisième. »

La période 1982-1989 s’achève en effet par la destruction du mur de Berlin (1989), mettant fin à la guerre froide et à l’affrontement du bloc est-ouest, et la première guerre du Golfe (1990), naissance officielle de ce que George Bush appellera – comme Abellio mais dans un tout autre sens – le nouvel ordre mondial, à savoir la disparition des guerres entre États souverains, et l’invention d’une pseudo-police internationale luttant contre un terrorisme que simultanément elle alimente, et des États considérés comme rogue (voyous), qu’elle projette d’éliminer l’un après l’autre : Yougoslavie, Irak, Libye, Syrie, etc.

On peut considérer cette période comme celle de l’Amérique devenue toute-puissante, forcée de nourrir elle-même ses propres ennemis (les futurs terroristes islamiques) pour continuer à exister sous la forme d’une entité en tribulation. C’est également l’acmé de la puissance quantitative de la télévision (de la propagande, si on pense à CNN lors de la guerre du Golfe). Sa contrepartie lumineuse, c’est la rénovation inattendue d’un medium de divertissement, se hissant, à la suite de la pop music, au niveau du grand art : la série télévisée, à partir de 1990. Nous ne ferons pas une liste commentée de toutes les séries qui explorent l’opposition, capitale chez Abellio, de la connaissance et de la puissance, mais nous pouvons dire que ce qui est en jeu dans le domaine de la série visionnaire est également la contre-épreuve de la première grande époque de la culture pop, à savoir démontrer la présence d’une vérité ésotérique à partir de son contraire, la contre-initiation (Twin Peaks, Carnivale), et la recherche d’une nouvelle prêtrise non institutionnelle, court-circuitant les corps intermédiaires, et tributaire d’une morale eckartienne : le « laisser être » ou Galessenheit (Lost).

La troisième crise concerne le bloc 1999-2015 et implique la totalité du monde. C’est l’opposition entre le « nouvel ordre mondial » naissant du précédent conflit et toutes les « nations en tumulte ». Preuve ultime de l’ultime corruption des hommes de puissance, clé terminale de la dimension intégralement démoniaque de l’argent : ce bloc que nous traversons est surtout caractérisé par la lutte mondiale des 99 % contre les 1 %, c’est-à-dire une montée aux extrêmes qui dépasse la question des classes pour opposer une élite corrompue à des peuples en révolte. L’opposition de deux blocs, l’un atlantique (Amérique, Europe, Israël, Turquie) et l’autre eurasien (Russie, Iran, Chine), ne s’y déploie que comme une conséquence, non comme une cause. Non seulement nous n’avons aucune idée des épisodes auxquels un tel conflit peut nous mener, mais nous sommes également démunis face à la tâche de déceler sa contrepartie positive.

Quelle sera la face lumineuse d’un tel déchaînement de ténèbres ? Si l’on en croit l’incroyable prégnance qu’ont acquis, en dehors de toute transmission universitaire, dans un nombre considérable de pays, les écrits de Guénon ou d’Evola, on peut supposer qu’une lecture, cette fois-ci vraiment agissante, du grand corpus métaphysique a commencé. Pour la première fois, dans la presque totalité du globe, des individus isolés ont décidé de reprendre en main la totalité d’un savoir qui leur était jusque-là dispensé sous les formes dégradées des religions institutionnelles. Pour la première fois, Africains, Européens, Américains ou Asiatiques retrouvent l’intuition de la Tradition Primordiale, en dehors de toute secte et au-delà de leurs particularités ethniques ou culturelles. Alors que les peuples entrent dans un conflit dont on pourrait dire qu’il s’agit d’une « guerre civile mondiale », ce sont des êtres esseulés qui reprennent, ensemble, la patiente étude des enseignements donnés par les « premiers instructeurs » ; ce sont eux qui privilégient la connaissance à la puissance et annoncent les temps qui viennent.

À cette grande étude, il manque une pièce essentielle : l’œuvre de Raymond Abellio, restée une contrée secrète depuis sa disparition en 1986, porteuse d’une lumière unique, fondamentale, blessante et captivante – et dont cette réédition de La Fin de l’ésotérisme augurera, je l’espère, d’une complète réévaluation. Ce n’est pas Raymond Abellio qui a besoin de nous, c’est nous qui avons besoin de lui. Nous avons besoin de ses romans, de ses mémoires, de son journal, de ses essais ; enfin de cette désoccultation du Yi-King, de la Kabbale, de l’Alchimie, à laquelle ouvre La Fin de l’ésotérisme et qui pointe l’expérience pratique transformatrice à la fois de l’homme et du monde ; celle à laquelle Raymond Abellio a consacré sa vie, la totalité de ses recherches et toute son énergie ; celle que nous appellerons, à sa suite, « La Structure Absolue » et qui fera de nous des hommes à trois yeux.

Pacôme Thiellement

I

LA TRADITION PRIMORDIALE :
CRITIQUE EXTERNE

Le présent ouvrage contient cinq exposés consacrés à ce qu’on est convenu d’appeler l’ésotérisme, à ses doctrines d’abord, qui semblent peut-être disparates et dogmatiques, à ses applications ensuite, souvent réputées aventureuses, sinon fantaisistes. Sujet immense qu’on peut à peine survoler en si peu de temps, puisqu’il concerne toutes les civilisations depuis soixante siècles et probablement beaucoup plus, leurs mythes, leurs symboles, leurs religions, leurs philosophies, et aussi certaines de leurs activités plus ou moins souterraines comme l’alchimie, la magie, l’astrologie et ces techniques de divination qu’on nomme également des mancies. Aussi, tout en donnant le plus de références possible, n’ai-je pas du tout l’intention de faire ici œuvre didactique, mais seulement de dégager quelques fils conducteurs, et même, je le dis tout de suite, d’exposer une thèse, avec tous les dangers que cela comporte, une thèse, je l’espère, aussi cohérente que possible. Je veux essayer de montrer qu’en cette fin de cycle historique, nous entrons dans une période de désoccultation de la tradition cachée, et que, dans cette désoccultation, contrairement à une opinion trop facilement admise par les ésotéristes spécialisés, l’Occident doit tenir, selon moi, un rôle éminent et faire confiance à son exigence fondamentale de rationalité. Je veux en quelque sorte traiter de la fin de l’ésotérisme, mais au double sens du mot « fin » : quel est l’objet, quel est le but que se propose l’ésotérisme, mais, en atteignant ce but, ne disparaît-il pas en tant que tel ?

Le premier de ces exposés sera consacré à une définition de la doctrine ésotérique traditionnelle vue de l’extérieur et, en quelque sorte, à sa critique externe. Qu’est-ce que l’ésotérisme, quels sont ses caractères généraux, avec quoi ne faut-il pas le confondre ? Où, quand, comment est apparue la tradition primordiale qui sert de tronc commun à toutes les traditions particulières, aux religions, aux mythes, aux symboles ? Existe-t-il des preuves de l’existence de cette tradition ?

Dans les deuxième et troisième exposés, nous passerons à la critique interne, c’est-à-dire que nous essaierons de désocculter la tradition, d’en reconstituer le sens dans notre langage d’aujourd’hui. Ces deux entretiens pourraient être intitulés « Premières clefs ». J’y étudierai notamment deux problèmes fondamentaux, d’une part celui de la « structure absolue » et du symbolisme de la croix considéré comme intégrant tout symbolisme, d’autre part celui de la transfiguration. Un premier essai d’application de ces clefs sera effectué sur la Kabbale hébraïque et le Yi-King des anciens Chinois dont il est remarquable qu’ils soient centrés tous deux sur des idéogrammes : l’Arbre des Sephiroth et les hexagrammes de Fo-Hi. Mais nous nous appuierons aussi sur le Tao, les Upanishads, le bouddhisme zen et la tradition chrétienne dans son sens spirituel vrai.

Dans les deux derniers exposés, j’étudierai surtout les problèmes que pose cette tentative de désoccultation vis-à-vis de la science d’aujourd’hui. Je chercherai par exemple à savoir si l’ésotérisme peut apporter quelque secours à cette science et réciproquement, bien qu’ils restent irréductibles l’un à l’autre. Leurs épistémologies respectives ne peuvent-elles pas s’inscrire dans un cadre commun, tout au moins si l’Occident sait dépasser Galilée et Descartes dans l’ordre des phénomènes physiques, Freud et Jung dans l’ordre des phénomènes psychiques, Marx dans l’ordre des phénomènes sociaux ? Je serai amené à centrer cet exposé sur les techniques ésotériques de l’alchimie d’une part, de l’astrologie de l’autre, techniques qui sont plutôt des arts, et qui serviront ainsi d’illustrations à ma thèse. Le quatrième entretien pourrait s’intituler : « Science moderne et science traditionnelle : l’exemple de l’alchimie et le problème de la transsubstantiation », et le cinquième : « De la connaissance initiatique à la sagesse prophétique : l’exemple de l’astrologie ». Là se marquera le passage de la tradition à la révolution qui accompagne nécessairement, au moins quant à la formulation des doctrines et à leur incarnation vécue, ce que j’appelle de façon ambiguë la fin de l’ésotérisme.

 

Ma thèse générale peut se résumer en quelques propositions :

1. L’ésotérisme traditionnel est à la fois une doctrine et une praxis. Il implique pour l’ensemble de l’être, corps, âme et esprit tout ensemble, un mode fondamentalement « différent » d’existence et doit donc être soigneusement distingué d’une part de l’érudition, activité du seul intellect, d’autre part de l’occultisme, pratique dépourvue des parapets intellectuels et spirituels de la doctrine.

2. La tradition primordiale a été donnée aux hommes d’un seul coup, tout entière, mais voilée. Ou plutôt les hommes qui l’ont reçue ne disposaient pas encore des moyens intellectuels nécessaires pour la traduire en notions claires.

3. Cette tradition est une métaphysique et non une morale.

4. C’est à nous, hommes d’aujourd’hui, qu’il incombe d’expliciter la tradition en passant d’une simple « participation » à une vraie « connaissance ». Ce passage de la mystique à la gnose n’est d’ailleurs pas linéaire mais dialectique. En ce sens, s’il implique une première distinction essentielle entre l’âme et l’esprit (le premier Adam, selon saint Paul, était âme vivante et le dernier sera esprit vivifiant), il en appelle aussitôt une seconde entre la raison naturelle et la raison transcendantale, ou, si l’on veut, entre l’intellect et l’intelligence, le « mental » et le « supramental », l’intelligence de la tête et l’intelligence du cœur, pour réunifier les anciens pouvoirs de l’âme et les nouveaux pouvoirs de l’esprit.

5. Le problème clé de l’ésotérisme en même temps que sa fin est la transfiguration du monde dans l’homme. C’est aussi le problème de la « seconde mort ».

*

Le mot ésotérisme vient d’un mot grec qui signifie : je fais entrer, c’est-à-dire j’ouvre une porte, je fais passer de l’extérieur à l’intérieur, je révèle les vérités cachées. Ce passage implique donc une révélation faite à quelques-uns et, selon le mot traditionnel, une initiation, ou encore un éveil, une seconde naissance, au sens où l’on dit que le Bouddha est né deux fois. Toutes les traditions particulières l’affirment. Isaïe (IV, 5) déclare : « Tout ce qui est glorieux sera recouvert d’un voile », mais le Livre des Proverbes (XXV, 2) ajoute aussitôt : « Cacher les choses c’est la gloire de Dieu ; les sonder, c’est la gloire des Rois. » Les rois, ce sont ici les hommes de connaissance. Saint Luc de même (XII, 2) : « Il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être connu. » Quant à Jésus, s’adressant aux scribes et aux pharisiens, il leur reprochait d’avoir « égaré les clefs de la connaissance ». En ce sens, les diverses Écritures se disent elles-mêmes susceptibles de plusieurs lectures étagées allant d’un sens littéral accessible à tous à un sens hiéroglyphique réservé à quelques-uns. Mais les vrais gnostiques savent parler aussi de l’universalité de l’élection : la connaissance est latente dans chaque fils de l’homme. « Le sens littéral de l’Écriture, c’est l’enveloppe, et malheur à celui qui prend cette enveloppe pour l’Écriture même… Dans les temps futurs, chacun pourra voir l’âme de l’Écriture. Malheur aux coupables qui prétendent que l’Écriture n’est qu’une simple narration » (Zohar, II, 52a).

En quoi l’ésotérisme se distingue-t-il de l’érudition d’une part, de l’occultisme de l’autre ? L’érudition est une activité seulement intellectuelle, elle confond connaissance et simple savoir. De son côté, l’occultisme confond faim de connaissance et faim de puissance. Ces distinctions sont essentielles.

Certes, à considérer tout l’ensemble des doctrines qui se réclament de la tradition primordiale, il n’est pas commode d’en séparer le noyau germinatif commun, qui est proprement métaphysique, de la gangue de gloses et de commentaires déposée dessus au cours de l’histoire par les philosophies dogmatiques et les religions autoritaires. Ces commentaires sont de simples créations humaines et imparfaites et deviennent la source d’innombrables disputes d’école, alors que la vraie tradition devrait s’imposer d’elle-même dans une évidence première. Cependant, même si l’érudition est à elle seule incapable de procéder à cette séparation ou ce tri, son utilité n’est pas niable. Guénon, Vulliaud, Evola, Wilhelm, Jung, Scholem, Mircea Eliade, Corbin, Dumézil et bien d’autres nous ont ainsi restitué des faits et des documents irremplaçables, Guénon surtout qui a commencé à fixer le vocabulaire et à purifier l’ésotérisme d’une partie du fatras qui l’encombrait à la fin du XIX e siècle. Mais, en tant que simple critique externe des textes, l’érudition est aussi le péché des professeurs et risque de devenir étouffante. Il faut bien reconnaître que jusqu’ici les exégèses les plus savantes, quand une véritable critique interne, c’est-à-dire une désoccultation, ne vient pas les éclairer et les vivifier, ne donnent en fin de compte qu’une évocation de la tradition. Or, il y a loin du professeur au prophète et de l’évocation à l’invocation. Seule cette dernière est illuminative. Seule elle entraîne une recréation vécue au-dedans même de l’être. C’est cela qu’il faut entendre quand on dit que l’ésotérisme est avant tout une praxis : le savoir n’y suffit pas. Et même, en ces matières, l’excès de savoir obscurcit parfois la vision. C’est cependant à une pratique spécifique que prétend de son côté l’occultisme, mais il tombe dans le défaut inverse de celui de l’érudition. En se voulant purement opératif, en mesurant sa vérité à sa seule efficacité visible, l’occultisme ne témoigne en fait que d’une volonté de puissance. Il néglige l’explicitation de la doctrine pour la seule obtention des pouvoirs matériels. Le prophète se fait magicien, ou le mage blanc mage noir. « Ne désirerais-tu qu’un seul de mes huit pouvoirs spirituels, dit Krishna, qu’il te deviendrait impossible de me voir dans ma perfection. » C’est qu’il ne faut pas « désirer » les pouvoirs, ils ne viennent jamais que par surcroît. Tel est aussi le sens de l’aphorisme de Houeï-neng, le sixième patriarche du bouddhisme zen : « Le vrai miracle n’est pas de marcher sur les eaux ni de voler dans les airs. Il est de marcher sur la terre. » L’ésotérisme est ainsi une doctrine de la totalité. Le corps, l’âme et l’esprit y sont impliqués ensemble, l’objet y est fondu et transfiguré dans le sujet, les « facultés » du corps n’y sont pas dissociées de celles de l’esprit. Rien de plus significatif à cet égard que l’expérience décrite par E. Herrigel dans son petit livre Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc que je considère comme l’un des meilleurs ouvrages à proposer aux Occidentaux dans ce domaine. Au début de son entraînement, l’auteur croyait qu’il suffisait, pour atteindre la cible, d’exercer ses muscles et de maîtriser son souffle. Le prêtre zen qui atteignait son but sans viser, en pleine nuit, sans autre éclairage que celui d’une bougie à moustiques « mince comme une aiguille à tricoter », lui démontra qu’une transformation spirituelle y était aussi indispensable. C’est le secret des arts martiaux du Japon : la victoire ne va pas à celui qui sait seulement « réagir ». Quand on réagit, c’est qu’il est déjà trop tard. L’acte doit être instantané. Cette maîtrise du temps procède d’une participation active et consciente du sujet à l’interdépendance universelle. Le sujet est aussi l’objet, le tireur s’est incorporé sa cible, et son tir dès lors ne procède plus d’une vision banale de celle-ci mais d’une vision intérieure, d’une spontanéité seconde, hors du temps, qui est à proprement parler la transfiguration de la cible.