Introduction

Durant les onze siècles qui correspondent à la période médiévale, l’histoire de l’Église est indissociable de celle de la société. Au sens étymologique, le terme « Église » désigne en effet l’assemblée des chrétiens, et toutes les sociétés occidentales du Moyen Âge se définissent comme chrétiennes. Écrire l’histoire de l’Église au Moyen Âge consiste à décrire la manière dont les sociétés occidentales se sont construites et développées dans la perspective d’une chrétienté universelle. Il s’agit aussi de s’interroger sur ce que signifie concrètement l’appartenance à cette chrétienté pour les hommes et les femmes de ce temps.

L’ampleur du champ chronologique considéré interdit toute prétention à l’exhaustivité. Notre histoire de l’Église médiévale commence à la fin du ive siècle, au moment où le christianisme devient la religion officielle de l’Empire romain, et se termine à l’aube du xvie siècle, lorsque Luther publie ses 95 thèses contre les indulgences (1517), inaugurant ainsi la Réforme protestante. Durant toute cette période, le christianisme règne en maître incontesté sur l’ensemble des sociétés occidentales.

Nous avons choisi de limiter notre propos à l’Occident médiéval : c’est donc délibérément que nous n’abordons pas ici l’histoire de l’Église en Orient. Les deux premières parties (ch. 1 à 8) ont été rédigées par Anne-Marie Helvétius, les deux dernières (ch. 9 à 16) par Jean-Michel Matz. La césure du milieu du xie siècle s’est imposée comme une évidence : les débuts de la réforme grégorienne marquent alors le commencement d’une nouvelle ère pour l’histoire de l’Église en Occident. Cette réforme correspond à un changement radical dans le statut même de l’Église et dans son rapport avec le pouvoir politique. Depuis Constantin, la théocratie chrétienne traditionnelle repose sur l’idée que l’Église et l’État sont inséparables et doivent être gouvernés par un seul chef, l’empereur, représentant du Christ sur terre ; à défaut d’empereur, le roi exerce ces fonctions dans son royaume. À partir du milieu du xie siècle, en revanche, l’Église d’Occident se dote d’un nouveau chef suprême en la personne du pape de Rome et revendique sa « liberté », voire même sa suprématie sur les États chrétiens. L’Église devient alors une véritable institution, autonome et hiérarchisée, peuplée de clercs nettement distingués du monde des laïcs.

Malgré la nécessaire brièveté et les lacunes inévitables que commande toute synthèse, l’histoire de l’Église médiévale que nous proposons ici permet, à notre sens, d’éclairer bien des aspects de la société actuelle.

Première partie

Essor et diversité du christianisme en Occident (vers 400-vers 750)

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Héritages de l’Antiquité tardive

Un Dieu universel pour un Empire universel : au cours du ive siècle, les empereurs Constantin puis Théodose favorisent le culte des chrétiens au point d’en faire la religion officielle et la seule admise. Ce passage du polythéisme au monothéisme est une étape fondamentale. On assiste alors à l’organisation progressive de cet Empire devenu chrétien, doté d’une institution ecclésiastique hiérarchisée dont la tête est l’empereur. Dans chaque cité, des évêques sont officiellement chargés de répandre la nouvelle religion et d’en assurer le culte public avec l’aide d’un clergé. Parmi les nouveaux convertis, les plus enthousiastes ne se contentent pas de recevoir le baptême : dans l’espoir de mener sur terre une vie chrétienne parfaite sur les pas du Christ, ils renoncent à tout pour se livrer à l’ascèse dans des monastères. La nouvelle religion est ainsi à l’origine d’une nouvelle culture, appelée à s’imposer dans le cadre de cet Empire progressivement transformé, tout imprégné des conceptions chrétiennes de l’espace et du temps. Et le succès du christianisme est tel qu’il franchit même les frontières…

THÉOCRATIE ET ORGANISATION DE L’EMPIRE CHRÉTIEN

L’empereur, chef de l’Église

Dans l’Empire romain classique, la religion est indissociable de la politique. L’empereur, sacer (sacré) et divus (divin), porte le titre de pontifex maximus (grand pontife). Dans le cadre d’un polythéisme tolérant et ouvert aux nouveaux dieux, l’unité est assurée par le culte de Rome et d’Auguste, obligatoire pour tous. Si de nombreux chrétiens sont alors martyrisés, c’est précisément parce qu’ils refusent de se plier à ce rite officiel : les mesures antichrétiennes, renforcées au cours du iiie siècle, connaissent leur apogée sous le règne de Dioclétien (284-305). À cette époque pourtant, les empereurs et leurs soldats délaissent les dieux romains pour se tourner vers des dieux orientaux tels Sérapis, Mithra, Attis et Cybèle ou encore Isis et Osiris, qui préparent la voie au monothéisme. À partir d’Aurélien (270-275), le culte du Soleil invaincu (Sol invictus) devient primordial. Protecteur de l’Empire et de l’empereur, le dieu solaire est considéré comme le premier dans la hiérarchie et la source du pouvoir impérial. C’est sous le signe de ce dieu-là que Constantin le Grand commence son règne.

Le nom de Constantin (307-337) est passé dans l’Histoire comme le modèle, par excellence, du souverain chrétien. Avant même de se convertir au christianisme, il entame à partir de 313 une politique favorable aux chrétiens, mettant ainsi un terme ultime aux persécutions. Il est également l’auteur de la première législation relative aux Églises chrétiennes. Enfin, il convoque en 325 le premier grand concile d’Empire, celui de Nicée, destiné à mettre fin aux débats théologiques qui déchirent les chrétiens entre eux. Ce concile établit le Credo de Nicée, encore en usage de nos jours, qui est la profession de foi des chrétiens, l’énoncé des croyances auxquelles ils doivent adhérer. Constantin assume ainsi pleinement son rôle de chef de l’Église. L’étape suivante est franchie par l’empereur Théodose (379-395), qui développe la législation en vigueur et impose le christianisme comme religion officielle de l’Empire : désormais, tout autre culte est interdit.

Le nouveau régime politique de l’Empire chrétien est une stricte théocratie : comme tout pouvoir vient de Dieu, chaque détenteur d’un pouvoir sur la terre a des comptes à rendre à Dieu. Or ce Dieu des chrétiens est unique et universel, tout comme l’Empire chrétien : même si ce Dieu est défini comme une trinité par le concile de Nicée – le Père, le Fils et le Saint-Esprit –, ces trois personnes divines ne constituent qu’un seul et même Dieu, symbolisé par le Christ triomphant, Roi des rois. Au sommet de la pyramide des pouvoirs terrestres trône l’empereur, unique représentant du Christ sur terre. En tant que chef de l’État, il est aussi le chef unique de l’Église, puisque l’Église est intégrée dans l’État. Comme l’affirme Optatus Milevitanus, un évêque africain du milieu du ive siècle :

L’État (respublica) n’est pas dans l’Église (ecclesia), mais l’Église est dans l’État, c’est-à-dire dans l’Empire romain, puisque nul n’est au-dessus de l’empereur, sinon Dieu seul.

Dans cette perspective théocratique, le choix du monothéisme comme religion officielle et exclusive de l’Empire s’explique par la volonté de renforcer le pouvoir de l’empereur et la cohésion de ses sujets. Cette conception perdure bien après la prétendue « disparition de l’Empire romain d’Occident » de 476 : aux yeux de tous, l’empereur de Constantinople continue d’incarner la romanité.

L’organisation ecclésiastique

En tant qu’institution, l’Église se définit comme l’héritière de la première assemblée de chrétiens (du grec ekklesia), formée par les apôtres à Jérusalem après la mort de Jésus. Mais la hiérarchie du clergé ne s’est vraiment établie qu’à partir du ive siècle : chaque communauté locale est alors dirigée par un conseil de prêtres (presbyteroi, « les anciens »), assistés par des diacres (diakonoi, « les serviteurs »). Ces prêtres et ces diacres constituent le clergé, chargé d’organiser le culte et la vie chrétienne du « peuple », c’est-à-dire des fidèles, qualifiés de laïcs par opposition aux clercs. Ensemble, le clergé et le peuple élisent, parmi les prêtres, celui qui leur semble le plus compétent pour diriger la communauté : l’évêque (episkopos, « celui qui supervise »). Cette élection épiscopale « par le clergé et par le peuple » (en latin, a clero et populo) est ensuite confirmée par un rite de consécration effectué par d’autres évêques (au moins deux). Ce rite confère au nouvel évêque l’autorité apostolique, c’est-à-dire le droit d’exprimer la « parole de Dieu » au même titre que les apôtres, qui ont reçu l’enseignement du Christ. Ainsi, chaque évêque se considère comme un successeur des apôtres, selon l’idée d’une tradition apostolique transmise oralement à chaque détenteur de cette fonction à partir des douze apôtres à Jérusalem. Mais si chaque évêque est doté d’une autorité sur la communauté locale qui l’a élu, le gouvernement de l’Église dans son ensemble repose sur la collégialité : les décisions importantes doivent être prises en accord avec tous les évêques, réunis en une assemblée que l’on appelle « concile » et qui symbolise l’unanimité des douze apôtres.

L’organisation de l’Église s’est développée au fil des siècles. Aux prêtres et aux diacres se sont ajoutées une série de fonctions subalternes, les « ordres mineurs » (portier, lecteur, acolyte, etc.), dont les détenteurs sont aussi des clercs. Au sommet de la pyramide, ceux qui accèdent aux « ordres majeurs » du diaconat puis de la prêtrise sont établis dans leur fonction par le rite de l’ordination, dispensé par l’évêque. Sur le plan liturgique, deux positions s’affrontent au départ. Les uns considèrent que les prêtres occupent le rang le plus élevé parce qu’ils ont la « plénitude du sacerdoce », c’est-à-dire le droit d’effectuer tous les rites majeurs du culte chrétien. Dans cette perspective, la consécration épiscopale n’apporterait rien de plus que l’ordination sacerdotale, l’évêque restant avant tout un prêtre. D’autres estiment au contraire que la charge d’évêque se double d’une compétence liturgique supérieure à celle des prêtres, et c’est leur position qui finira par triompher. Sur le plan disciplinaire, en revanche, les prêtres sont, comme tous les autres clercs, soumis à l’autorité de leur évêque.

Rome, saint Pierre et son successeur

Le christianisme s’est répandu dans le monde romain en s’adaptant aux cadres administratifs existants : c’est dans les cités que sont nées les premières communautés chrétiennes. Assez rapidement, les évêques installés dans les très grandes cités telles que Rome, Antioche et Alexandrie ont eu tendance à se considérer comme plus importants que les autres. À Rome, capitale de l’Empire, les évêques se réclamaient fièrement de la succession de l’apôtre Pierre, mort en martyr dans cette cité. Dès le iiie siècle, ils proposent une nouvelle interprétation d’un passage de l’Évangile de Matthieu (16, 18-19), où Jésus s’adresse à l’apôtre Pierre en ces termes :

Et moi, je te le dis : tu es Pierre, et c’est sur cette pierre que je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne pourront rien contre elle. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux : ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.

Jusqu’alors, cette parole du Christ servait à démontrer l’unité de l’Église, fondée sur l’union de tous les évêques égaux entre eux. Les pouvoirs de Pierre n’étaient pas supérieurs, mais seulement antérieurs, étendus ensuite aux autres apôtres et à leurs successeurs partout dans le monde. À l’inverse, l’évêque Étienne de Rome (254-257) est probablement le premier à utiliser ce texte pour affirmer la primauté de Rome sur les autres sièges épiscopaux. Cette nouvelle lecture suscite des controverses, attisées à la fois par les partisans d’une stricte égalité entre les apôtres et par ceux qui réclament la primauté pour d’autres sièges. Certains, par exemple, font valoir que Pierre a occupé le siège épiscopal d’Antioche…

Au ive siècle, les conciles se prononcent en faveur d’une certaine hiérarchie des évêques. Ainsi, les évêques des chefs-lieux de provinces (métropoles) sont appelés métropolitains et se voient dotés par l’empereur de certains privilèges. Ils sont chargés d’organiser des synodes provinciaux réunissant leurs suffragants, c’est-à-dire les évêques des cités de leur province. Au niveau supérieur, le concile de Chalcédoine (451) met en place cinq patriarcats, Rome, Alexandrie, Antioche, Constantinople et Jérusalem, dont les pouvoirs restent peu définis. Les évêques de ces cités prestigieuses portent le titre de patriarches et bénéficient au moins d’une primauté honorifique ainsi que d’une juridiction d’appel en cas de conflits impliquant des métropolitains. Mais rien ne les autorise pour autant à imposer leur volonté aux autres évêques : le gouvernement de l’Église reste collégial et soumis à l’autorité suprême de l’empereur, chef de l’Église. Bien qu’il se considère comme le successeur de Pierre, l’évêque de Rome est donc un évêque comme les autres, à ceci près qu’il est le seul patriarche d’Occident et qu’il siège dans la capitale historique de l’Empire : à ce titre, il jouit d’un honneur et d’un prestige tels que ses conseils sont fréquemment sollicités et écoutés.

LES ÉVÊQUES‚ MAÎTRES DE LA CITÉ

L’épiscopat, une fonction civile

L’institution ecclésiastique s’intègre au cadre de l’administration civile romaine. Idéalement, il faut un évêque dans chaque cité. Cet episcopus, appelé aussi papa (père), est assimilé à un magistrat chargé du culte officiel, qu’il organise dans une église, la cathédrale. Pour ce faire, il dispose d’un budget conséquent, composé à la fois de fonds publics et de donations privées. Les membres du clergé local l’assistent dans sa tâche. Par délégation impériale, l’évêque exerce la justice dans les limites de ses compétences, c’est-à-dire dans toutes les causes impliquant des clercs ou des biens ecclésiastiques. Officiellement, il est qualifié de « saint et bienheureux », un titre purement honorifique qui ne tient pas compte de ses mérites personnels.

Au cours du ve siècle, alors que le nombre de chrétiens ne cesse de croître, la fonction épiscopale s’alourdit. Les communautés ont intérêt à choisir des candidats bien formés, dotés de solides qualités de gestionnaires : de plus en plus, on élit à ce poste des membres de l’aristocratie, rompus aux affaires publiques, qui se retrouvent bientôt à la tête de toute l’administration municipale. Il arrive parfois que des personnages ambitieux se disputent ces sièges épiscopaux afin d’y gagner fortune et prestige : tous ne sont pas aussi saints qu’un Martin de Tours ou qu’un Germain d’Auxerre ! Outre l’organisation du culte, les évêques sont aussi chargés de l’assistance aux pauvres, de l’enseignement, de l’entretien des routes et des édifices publics, de l’approvisionnement de la cité, de la perception des impôts, de la police et du maintien de l’ordre… Durant tout le haut Moyen Âge, les évêques seront ainsi des personnages de haut rang, dotés d’un pouvoir politique et administratif considérable.

L’exercice de la cura animarum

Sur le plan spirituel, l’évêque et son clergé ont « charge d’âmes », c’est-à-dire qu’ils doivent veiller au soin des âmes (cura animarum) des fidèles de la cité. En d’autres termes, l’évêque est un guide spirituel qui doit mener les âmes des chrétiens vers le salut, tel un bon pasteur veillant sur son troupeau. Il doit leur enseigner les vertus chrétiennes et les accompagner dans leur vie quotidienne, afin qu’ils demeurent dans le droit chemin et ne sombrent pas dans le péché. De nombreux textes insistent sur la lourde responsabilité qui pèse sur les épaules de l’évêque : au jour du Jugement dernier, il devra rendre des comptes à Dieu pour toutes les âmes qui lui auront été confiées.

À l’origine, les fidèles devaient s’adresser directement à l’évêque pour recevoir le baptême, assister à la messe dominicale et y recevoir l’eucharistie, avant que ces tâches ne soient progressivement déléguées aux prêtres. En cas de faute grave, l’évêque a le droit d’excommunier un fidèle, c’est-à-dire de l’exclure de la communauté des chrétiens, mais aussi de le réconcilier après une pénitence publique. Il est également responsable du culte des saints – qui sont alors surtout les anciens martyrs ou évêques locaux –, dont il assure la promotion dans sa cité : comme il n’existe pas encore de canonisation au sens moderne du terme, chaque évêque peut, à sa guise, accueillir solennellement de nouvelles reliques, instituer une nouvelle fête ou décider de supprimer un culte douteux. Mais l’essentiel de la cura animarum consiste dans la prédication : pour maintenir ses ouailles sur le droit chemin, l’évêque doit prêcher sans cesse, par la parole et par l’exemple. Ses sermons (ou homélies) doivent être pédagogiques et percutants ; son mode de vie doit être exemplaire afin que ses paroles ne soient pas démenties par ses actes. C’est la raison pour laquelle l’évêque s’engage à une stricte chasteté : s’il est marié au moment de son élection, il doit renoncer aux relations charnelles avec son épouse et la considérer désormais « comme sa sœur ». Une telle abstinence n’est pas encore imposée aux prêtres, même si certains la leur recommandent vivement. La plupart des membres du clergé sont donc mariés.

Les privilèges du clergé

Dès le règne de Constantin, les membres du clergé se voient octroyer des privilèges qui les distinguent nettement des laïcs. Celui qui décide de se mettre au service de l’Église jouit d’avantages comparables à ceux que recevaient jadis les prêtres païens : exempté d’impôts et de toute charge civile – ce qui inclura plus tard le service militaire –, il doit bénéficier de revenus publics suffisants pour lui permettre d’exercer sa fonction. S’il peut conserver ses propres possessions, il ne peut en revanche exercer aucune autre activité ni entrer au service d’un maître laïc. Il a aussi le droit d’être jugé par ses pairs, c’est-à-dire par la cour de son évêque.

Ces mesures ont pour conséquence d’instituer le clergé en un ordo, un ordre de plus en plus défini au sein de la société. Par référence aux apôtres, cet ordre est réservé aux hommes : même le diaconat, au départ accessible aux femmes (diaconesses), devient exclusivement masculin. En théorie, l’évêque surveille les clercs de sa juridiction, qui sont inscrits sur des listes tenues à jour, et aucun nouveau clerc ne peut s’installer dans sa cité sans son autorisation. Il peut les affecter à des tâches particulières ou les placer au service d’un lieu de culte de son choix. Dans la réalité toutefois, le contrôle épiscopal n’est que rarement appliqué à la lettre. Durant tout le haut Moyen Âge, les conciles successifs s’efforcent en vain d’imposer une stricte discipline au clergé. En particulier, de nombreux prêtres revendiquent leur autonomie par rapport aux évêques, au nom de la « plénitude du sacerdoce » dont ils s’estiment détenteurs.

Patriarcats dans l’Empire romain

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L’IDÉAL DE PERFECTION MONASTIQUE

L’ascèse, seconde initiation chrétienne

De nombreux courants de pensée et religions antiques proposaient à leur adeptes plusieurs stades d’initiation. Si le premier était généralement compatible avec la poursuite d’une vie normale, intégrée aux cadres traditionnels de la société, les suivants supposaient une conversion individuelle plus radicale, c’est-à-dire un renoncement au monde et l’adoption de pratiques ascétiques plus ou moins rudes. Les premiers chrétiens s’inscrivent dans cette logique : en tant que religion de salut, le christianisme offre d’abord à ses adeptes l’initiation du baptême, mais les fidèles qui le souhaitent peuvent ensuite s’engager, par une seconde conversion, sur une voie de perfection plus contraignante, susceptible de leur valoir une récompense spéciale dans l’au-delà. Un tel mode de vie, accessible aux clercs comme aux laïcs, aux hommes comme aux femmes et à n’importe quel âge, se justifie par un célèbre passage de l’Évangile de Matthieu (19, 21), où Jésus s’adresse ainsi au jeune homme riche :

Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi.

Le renoncement au « siècle » suppose de quitter sa famille et de liquider ses biens, bref de se dégager de toute entrave terrestre pour suivre le Christ et imiter son mode de vie. L’ascèse, qui peut prendre des formes variables (jeûnes, veilles, prières, abstinence sexuelle, mortifications…), tend généralement à une purification du corps et de l’âme susceptible d’amener le « parfait » à vivre sans péché afin de se rapprocher de Dieu. Attesté dès le iie siècle, le terme grec monakhos (« moine », de monos, unique) exprime l’idée d’une union de l’âme avec Dieu.

Quête du désert et cénobitisme

Lorsque le christianisme est proclamé religion de l’Empire, tous les habitants sont appelés à devenir chrétiens par le baptême et les clercs se retrouvent serviteurs de l’État. Cette nouvelle situation engendre, chez certains, une réaction de refus qui les amène à opter, de plus en plus nombreux, pour le retrait du monde (anachorèse). Tandis que les uns se lancent sur les routes pour se laisser guider par Dieu dans une perpétuelle errance (peregrinatio), d’autres se retirent dans les déserts les plus reculés. C’est ainsi que le désert d’Égypte se peuple, au cours du ive siècle, de moines et de moniales qui choisissent d’y vivre en ermites solitaires (du grec eremos, désert), à l’exemple d’Antoine († 356) dont la Vie, écrite dès 357-358 par l’évêque Athanase d’Alexandrie, fut l’un des best-sellers du Moyen Âge.

Toutefois, l’expérience de la vie au désert est une forme d’ascèse particulièrement extrême, que seuls les plus résistants peuvent supporter. Bien vite, des Pères de l’Église tels Pacôme († 346) ou Jérôme († vers 420) encouragent vivement les ascètes néophytes à se regrouper en communautés placées sous la direction spirituelle d’un maître. C’est dans ce contexte que l’on voit alors fleurir, au désert comme à la ville, de nombreux monastères ou « cénobes » (du grec koinos bios, « vie commune »), dont les plus importants comptent parfois plusieurs centaines de moines ou de moniales. Ce mode de vie en communauté, qualifié de cénobitique, représente une forme plus raisonnable de vie ascétique et connaît à partir du ive siècle un succès extraordinaire, qui se prolongera durant tout le Moyen Âge.

Diversité des modes de vie

Par nature, la vie en communauté suppose un minimum d’organisation. Cependant, il n’est pas encore question d’imposer aux moines de suivre une règle précise : chaque communauté est libre d’opter pour le mode de vie qui lui convient en fonction de l’objectif qu’elle s’est fixé. À l’évidence, un groupe d’ascètes dans un désert égyptien, par exemple, n’a pas les mêmes besoins qu’une communauté de femmes vierges dans une cité d’Occident. Le supérieur est considéré comme le maître spirituel ou le père (en araméen, abba), l’exemple vivant de ses disciples, à qui il enseigne la voie de perfection qu’il juge la plus adéquate. À sa mort, son successeur est libre de la remettre en cause et d’en proposer une autre.

Les moines et les moniales des premiers siècles sont donc des chrétiens qui s’engagent volontairement sur les pas de leur modèle, le Christ, tout en restant libres d’interpréter à leur manière l’idée de perfection : seuls ou collectivement, ils espèrent trouver le chemin qui leur permettra d’accéder à Dieu. La plupart d’entre eux sont des lettrés, des intellectuels qui se lancent, par idéalisme, dans une quête spirituelle de longue haleine. On comprend dès lors l’inquiétude manifestée par l’institution ecclésiastique à leur égard : ces chrétiens élitistes, parfois exaltés, qui se croyaient plus parfaits que les autres, ne risquaient-ils pas de troubler l’ordre public ? De fait, nombre d’entre eux estimaient n’avoir de compte à rendre ni aux évêques ni à l’empereur, mais à Dieu seul. Se jugeant capables d’interpréter mieux que les autres les textes sacrés, ils pensaient pouvoir se passer de la médiation des clercs ; bref, bien que laïcs, ils se croyaient plus « saints » que les évêques. Dès lors, les autorités ecclésiastiques consacrent beaucoup d’énergie à tenter d’imposer leur contrôle au monde mouvant des moines et des moniales par le biais de règles et d’interdits de tout genre. Mais les tensions entre ces deux catégories de serviteurs de Dieu, les « séculiers » qui vivent dans le siècle et les « réguliers » qui vivent hors du monde sous une règle monastique, resteront vives durant tout le haut Moyen Âge.

LA CULTURE SAVANTE

L’héritage antique et la Bible

Lorsque l’Empire romain est devenu chrétien, toute l’élite urbaine était imprégnée de la culture gréco-latine. La raison grecque et la rhétorique latine formaient le cadre intellectuel dans lequel s’épanouissait alors la spéculation philosophique sous toutes ses formes. Dans ce contexte, l’introduction de la Bible constitue une véritable révolution. D’une part, les nombreux textes qui la composent sont imprégnés d’un univers culturel radicalement différent puisqu’ils émanent de la tradition judaïque, étrange et obscure aux yeux d’un Romain. D’autre part, ils sont considérés comme sacrés, inspirés par Dieu lui-même et transmettant la parole divine ; or les lettrés romains qui les lisent en traduction latine ne manquent pas d’être choqués par la « vulgarité » de ce langage, si éloigné des habitudes littéraires de l’Antiquité classique. Confrontés à ce malaise, les penseurs chrétiens s’efforcent de concilier les deux traditions, donnant ainsi naissance à une nouvelle culture, spécifiquement chrétienne.

Si l’on admet que ces textes sont inspirés par Dieu, rien ne peut avoir été écrit par hasard : tout doit avoir un sens, voire plusieurs, que le commentateur éclairé doit s’efforcer de décrypter. Dans ce monde romain élitiste et hiérarchisé, même si la parole de Dieu est destinée à tous les habitants de l’Empire, son interprétation ne peut être la même selon qu’elle s’adresse aux lettrés ou aux illettrés, aux clercs ou aux laïcs, aux moines ou aux simples baptisés. Voici ce qu’explique saint Jérôme dans une lettre à Paulin de Nole, à propos des Écritures saintes :

Elles se présentent de telle sorte qu’elles puissent assez aisément instruire un auditoire populaire, mais de façon que, dans une seule et même phrase, le savant et l’ignorant découvrent des sens différents.

L’exégèse biblique

Si la tradition judaïque insistait sur le sens historique, littéral, des écrits sacrés, saint Paul lui-même exhorte les chrétiens à rechercher plutôt le sens spirituel, celui de la vérité cachée sous la lettre, « car la lettre tue, l’Esprit vivifie » (IIe épître aux Corinthiens, 3, 6). La méthode de l’interprétation allégorique, issue de la philosophie grecque, connaît un grand succès parmi les premiers penseurs chrétiens, tous formés à l’école antique, car elle permet de déceler, derrière des passages apparemment anodins, des vérités générales faisant l’effet de révélations. Mais dans un contexte néoplatonicien prônant l’ascension de l’âme vers les réalités invisibles, la quête d’un sens allégorique peut aussi amener à travestir la « parole divine » au point de la rendre méconnaissable… Bien vite, les Pères de l’Église, craignant les débordements, établissent des normes visant à réglementer la science de l’interprétation biblique, appelée exégèse. Pour éviter de tomber dans les excès du « trop littéral » ou du « trop allégorique », il fallait trouver une voie médiane, la via media susceptible de rétablir l’équilibre.

Malgré leurs efforts, les premiers siècles du christianisme sont marqués par l’extrême diversité des interprétations données aux textes bibliques. Et ce pluralisme est admis tant qu’il apparaît comme « légitime », c’est-à-dire qu’il ne donne pas naissance à des croyances jugées inacceptables par les autorités. L’institution ecclésiastique établit ainsi une « règle de vérité » (regula veritatis), selon laquelle l’interprétation d’un passage doit toujours être en harmonie avec l’ensemble de la Bible. Comme le souligne Origène, ceux qui pensent que le Nouveau Testament contredit l’Ancien ou que les Évangiles ne tiennent pas le même discours que les apôtres se trompent, car ils méconnaissent « l’art musical de Dieu » et ne voient pas l’harmonie de l’ensemble. Mais la Bible se compose de textes d’une complexité et d’une obscurité telles que leur exégèse donne lieu à des controverses depuis deux mille ans !

Les querelles théologiques

Contrairement aux juifs, les premiers chrétiens pratiquent le prosélytisme : ils cherchent à convertir aussi bien les juifs que les païens à leur nouvelle religion, car ils estiment que le message dispensé par Jésus-Christ a une portée universelle. Toutefois, la rencontre des traditions intellectuelles sémitiques et helléniques, radicalement différentes, génère d’emblée de sérieux conflits liés aux problèmes d’exégèse. Pour unifier les croyances dans l’ensemble de l’Empire, l’empereur ne peut que réunir l’ensemble des évêques en concile et les amener à se mettre d’accord entre eux. Ainsi se fixe peu à peu l’orthodoxie : sur chaque sujet de controverse, la recherche d’une via media susceptible de convenir à une large majorité donne lieu à la promulgation d’une position considérée comme orthodoxe par opposition à toute autre interprétation, condamnée alors comme hérétique.

Durant les premiers siècles du christianisme, les controverses sont fréquentes car la réflexion se développe différemment dans les diverses écoles de pensée. Ainsi, les deux plus grands centres intellectuels de l’Empire, Antioche et Alexandrie, sont souvent à l’origine des grands débats théologiques parce que les lettrés d’Antioche, plus sensibles aux influences sémitiques, pratiquent une exégèse plus conciliante à l’égard du sens littéral que ceux d’Alexandrie, plus hellénisés, donc plus rompus à la méthode allégorique. Lorsqu’il s’agit de définir le rôle exact du Père, du Fils et du Saint-Esprit dans la Trinité ou de mesurer la part de l’humain et du divin dans la personne de Jésus-Christ, à la fois homme et Dieu, ces querelles prennent une importance capitale car c’est la nature même des liens entre les hommes et Dieu qui est en jeu. Si l’on veut convertir en profondeur l’ensemble de l’Empire, il est indispensable que les mêmes croyances, les mêmes rites, les mêmes valeurs et les mêmes vertus soient partagées par tous. Dans le cas contraire, l’unité de l’Empire et le pouvoir de l’empereur seraient menacés. La résolution des querelles théologiques et la lutte contre les croyances jugées hérétiques représentent donc un enjeu politique majeur.

ESPACE ET TEMPS CHRÉTIENS

Christianisme et eschatologie

Au-delà des discussions savantes auxquelles ne prennent part que les lettrés, les chrétiens ordinaires, majoritairement illettrés, sont appelés à se préoccuper de leur salut. Comme l’histoire humaine a connu un début, relaté par la Genèse, elle aura une fin, la parousie, dont le moment et les modalités précises restent mystérieuses et font l’objet de préoccupations dites eschatologiques. En attendant la fin des temps, où le Christ reviendra juger les vivants et les morts lors du Jugement dernier, l’Église dispose d’un certain délai pour convertir les peuples, afin d’assurer le salut au plus grand nombre possible d’hommes et de femmes. Les mille ans annoncés par l’Apocalypse doivent-ils être entendus au sens littéral ou allégorique ? Qui seront exactement les élus, qui régneront avec le Christ dans la Jérusalem céleste ? Et que deviennent les défunts en attendant ? Les rares indications fournies par les Écritures sont obscures et offrent matière à spéculation.

Dans le monde antique, depuis Platon, domine l’idée que la mort ne concerne que le corps, matériel et corruptible, au contraire de l’esprit, immortel. La croyance en une survie de l’âme des défunts est donc communément admise. Or, la Bible reste évasive sur ce point, mais promet en revanche aux justes la résurrection de la chair après le Jugement dernier. Aux yeux d’un chrétien de l’Empire, cette promesse de retrouver son corps après un temps indéfini ne présente qu’un intérêt limité : n’est-il pas plus important de savoir que l’âme ira au paradis tout de suite après la mort ? De fait, cette croyance dans l’accès immédiat de l’âme à la béatitude explique le culte rendu aux martyrs chrétiens. Mais ils ne sont pas les seuls à jouir de cette béatitude : les ascètes cheminant sur une voie de perfection sont sujets à des visions qui leur annoncent leur trépas et leur montrent leur âme accueillie par les anges. Les simples baptisés se contentent de prier pour l’âme de leurs chers disparus et demandent pour eux l’intercession de l’archange Michel, des saints apôtres ou des martyrs. Plus que la crainte du Jugement dernier, c’est l’espoir d’une survie immédiate de l’âme au paradis qui anime la foi des chrétiens des premiers siècles.

Les lieux de culte

Le règne de Constantin met fin à une période de persécutions au cours de laquelle de nombreuses églises chrétiennes avaient été pillées et détruites. L’empereur décide alors d’offrir aux chrétiens des édifices impériaux somptueux dans de nombreuses cités. À Rome, il leur donne pour cathédrale la basilica Constantiniana (Saint-Jean-de-Latran) et fait édifier plusieurs basiliques hors les murs, dont deux destinées à honorer la mémoire des apôtres martyrs à l’endroit de leur sépulture, Pierre au Vatican et Paul sur la route d’Ostie. À Jérusalem, à l’emplacement du tombeau du Christ, il fait construire une magnifique basilique à rotonde, le Saint-Sépulcre. Imitant son exemple, de nombreux évêques enrichissent alors leurs cités de nouveaux lieux de culte destinés à différents usages – liturgiques, funéraires, mémoriaux ou baptismaux. Les premiers monastères se dotent eux aussi d’édifices cultuels affectés aux besoins des moines et des moniales.

Comme le souligne déjà Eusèbe de Césarée († 339-340), chaque église est une maison de Dieu sur la terre, destinée à susciter l’admiration de « ceux qui appliquent leur esprit à la seule apparence des choses du dehors ». Mais les vrais spirituels, nourris de philosophie néoplatonicienne, sont invités à voir dans chaque église une représentation terrestre de réalités surnaturelles, une image de la Jérusalem céleste. À Tours, l’abside de la basilique Saint-Martin était ornée d’une inscription inspirée d’un passage de la Genèse (28, 17) :

Comme ce lieu est effrayant, c’est vraiment la maison de Dieu et la porte du ciel.

Cet aspect symbolique explique la richesse et la variété de la décoration intérieure des lieux de culte. Si certains chrétiens ont tendance à bannir la statuaire et à éviter les représentations figurées conformément à l’un des Dix Commandements (Exode, 20, 4), le plus grand nombre, imprégné de culture classique, ne voit aucun inconvénient à s’inspirer de l’art païen. Le clergé prend rapidement conscience de l’intérêt que présentent les images pour l’enseignement des illettrés. Les lieux de culte s’ornent bien vite de bas-reliefs sculptés, de mosaïques et de peintures murales colorées illustrant différentes scènes de l’histoire sainte, inspirées non seulement de l’Ancien et du Nouveau Testament, mais aussi de la Vie des saints. Lorsque le poète Prudence, vers 400, s’émerveille devant la fresque qui orne le martyrium de saint Cassien, à Imola en Italie, le gardien du lieu lui explique :

Ce que tu vois, hôte, n’est pas une fable vaine, un conte de bonne femme ; cette peinture rapporte l’histoire qui, transmise par les livres, démontre la vraie foi de l’ancien temps.

L’espace de l’Empire est désormais parsemé d’édifices, destinés certes à proclamer la puissance du Dieu unique, vénéré par tous, mais aussi à commémorer une série de personnages vénérés comme saints. Pour bénéficier de leur intercession, certains sont prêts à parcourir des kilomètres afin de se rendre en pèlerinage sur leurs lieux de culte.

La liturgie

La liturgie, ensemble des rites et des cérémonies organisées par le clergé en l’honneur de Dieu, est d’une grande complexité dans la religion chrétienne. Elle rythme la vie de chacun, du baptême jusqu’à la mort, en proposant tout un calendrier d’évènements qui ponctuent les années, les semaines, les jours. Les fêtes principales, liées à la vie du Christ (Noël, Épiphanie, Pâques, Ascension, Pentecôte), représentent les temps forts de l’année ; mais la fête la plus importante, Pâques, qui célèbre la passion et la résurrection du Christ, est une fête mobile, dont la date se calcule d’après le cycle de la lune, si bien que les années chrétiennes se suivent mais ne se ressemblent pas… et les computistes chargés de ce calcul, à l’origine, n’étaient pas toujours d’accord entre eux. D’autres fêtes s’y ajoutent, nombreuses mais variables selon les habitudes propres à chaque cité. En général, elles commémorent le jour de la mort des saints, assimilés à une nouvelle naissance (dies natalis).

Le premier jour de la semaine, le dimanche, est appelé « jour du Seigneur » parce qu’il s’agit du jour de la résurrection du Christ. Depuis Constantin, les fidèles sont invités à cesser le travail ce jour-là. Ils participent à l’oraison dominicale, appelée plus tard « messe », au cours de laquelle ils écoutent la « Parole de Dieu » et célèbrent l’eucharistie. Les mercredis et vendredis, parfois les samedis sont jours de jeûne. Mais tous les jours de la semaine sont rythmés par les prières de l’office divin célébré par les clercs et les moines, qui chantent les heures du jour suivant la course du soleil : la nuit, les vigiles (ou matines), suivies des laudes au point du jour, ensuite de prime, tierce, sexte, none, puis des offices du soir, les vêpres et finalement les complies. L’usage de sonner les cloches à ces heures s’est répandu progressivement avant de se généraliser au viie siècle, offrant ainsi à tous un moyen simple et efficace de mesure du temps de la journée. Durant tout le Moyen Âge et l’époque moderne, le travail des champs s’arrêtait quand sonnaient les vêpres.

DES CHRÉTIENTÉS EN MARGE DU MONDE ROMAIN

La christianisation des « barbares »

Lorsque le christianisme devient religion officielle, la nouvelle foi se répand « par le haut » : les premiers à se convertir, aristocrates et fonctionnaires de l’État, appartiennent à l’élite de la société. Dans la logique de l’organisation romaine, le monde urbain, « civilisé », est bien plus concerné que les campagnes. Religion du « Livre », le christianisme s’adresse en priorité aux lettrés capables de comprendre l’Écriture sainte, même si les illettrés des villes ont accès à la « parole divine » via la prédication du clergé. Aux yeux de cette civilisation élitiste, les peuples vivant à l’extérieur de l’Empire, qualifiés de « barbares » parce qu’ils ne parlent ni le grec ni le latin et que leur langue incompréhensible ne produit que des sons ressemblant à bar-bar-bar, sont considérés comme des ignares. Dans cette perspective, l’idée d’évangéliser ces populations n’est même pas envisagée : le prosélytisme s’arrête aux frontières du limes.

Pourtant, l’universalisme chrétien suppose que l’on n’exclue personne de l’accès au Christ. Parmi les « Barbares » installés dans l’Empire, il y a des soldats, des fonctionnaires, des lettrés parfaitement romanisés et donc christianisés, qui contribuent à rehausser l’image de ces étrangers. Peu à peu, quelques penseurs chrétiens, tel Augustin d’Hippone († 430), émettent l’idée que l’« ère du Christ » rend caduque la vieille distinction entre Romains et Barbares : dès lors qu’ils sont chrétiens, comme l’affirme saint Paul, « tous ne font qu’un en Jésus-Christ ». L’ancienne distinction géographique et culturelle sera ainsi remplacée par une distinction religieuse, qui sépare les hommes entre chrétiens et non chrétiens ; mais cette nouvelle vision du monde ne s’imposera que très progressivement. En attendant, les contacts de plus en plus nourris entre les mondes romain et barbare favorisent les échanges de tout genre, et c’est donc par des initiatives individuelles que la nouvelle foi s’introduit peu à peu au-delà du limes.

L’arianisme dans le monde germanique

Au cours du iiie siècle, les Goths installés le long de la frontière du Danube se sont alliés à d’autres populations pour former une vaste fédération de tribus. Les guerres incessantes qu’ils mènent contre l’Empire leur apportent un énorme butin, mais aussi un afflux de prisonniers romains et grecs qui exercent une influence considérable sur la société gothique, de plus en plus romanisée. C’est au sein de l’une de ces familles de prisonniers, originaire de Cappadoce, que naît Ulfila (311-383), le premier évangélisateur des Goths. Sa bonne connaissance du grec, du latin et du gothique lui vaut d’être envoyé comme ambassadeur des Goths auprès de Constantin. Plus tard, devenu évêque des Goths, il passera sa vie à prêcher et à traduire la Bible en gothique, dotant ainsi les Goths d’un alphabet propre.

À l’époque de la jeunesse d’Ulfila, les chrétiens sont très divisés sur la question de la Trinité. Tandis que le concile de Nicée de 325 proclame le dogme d’un seul Dieu en trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, égales en dignité, un très grand nombre de chrétiens refusent cette position, préférant suivre le parti d’un prêtre d’Alexandrie, Arius, qui, sans nier la divinité du Fils, lui accorde un rang inférieur au Père. Ce monothéisme plus radical, appelé arianisme, a failli s’imposer comme doctrine officielle du christianisme au cours du ive siècle, car plusieurs empereurs successifs en sont partisans, mais la position nicéenne finit par triompher : les ariens sont alors définitivement considérés comme hérétiques. Or Ulfila est arien. C’est donc cette doctrine qui se répand parmi les Goths d’abord, puis, sous leur influence, dans la quasi-totalité du monde germanique. Ainsi, lorsque les peuples germaniques s’installent dans l’Empire au ve siècle, la majorité d’entre eux sont déjà chrétiens, mais sous la forme dissidente de l’arianisme. Leurs rites sont les mêmes que ceux des nicéens, mais le sens profond de leur relation à Dieu est différent.

La christianisation de l’Irlande

L’histoire du premier évangélisateur de l’Irlande, saint Patrick ou plutôt Patrice, est mal connue car les sources conservées posent de nombreux problèmes d’interprétation. Y eut-il un seul Patrice ou deux, morts respectivement en 461 et 493 ? Faut-il identifier le premier avec un certain Palladius, envoyé en Irlande en 431 par l’évêque de Rome pour être le premier évêque d’Irlande ? Son action a-t-elle plutôt été soutenue et financée par des évêques bretons ? En tout cas, la célébrité de Patrice en Irlande est telle que, à partir du viie siècle, de nombreuses fondations d’églises et de monastères lui sont attribuées, à tort ou à raison.

La seule certitude est qu’un Breton nommé Patrice, né de parents chrétiens et nourri de culture latine, fut enlevé dans sa jeunesse par des pirates irlandais. Après sa libération, il décide de retourner en Irlande pour christianiser ce peuple. Sa méthode est efficace : en payant de fortes sommes, il parvient à convaincre les princes et rois locaux de lui confier certains de leurs enfants, auxquels il enseigne le christianisme en même temps que le latin. L’organisation ecclésiastique ensuite mise en place reste mal connue : comme l’Irlande n’a jamais été romanisée, il n’y a ni cité ni diocèse à confier à des évêques. Tout est à créer à partir des traditions celtiques. Et Patrice n’est pas seul : d’autres chrétiens, venus de Bretagne et du continent, contribuent à l’évangélisation de l’Irlande à leur manière. Ces diverses influences donnent naissance à une chrétienté originale, complexe, où les monastères jouent un rôle particulièrement important. Une culture chrétienne brillante s’y développe librement, en dehors de tout cadre romain.