England, Deval et moi-même ne passâmes jamais maîtres dans l’art et le métier de contrebandier, quelles qu’aient été nos intentions et nos ambitions. Vivre de la contrebande d’alcool, surtout pour des naïfs tels que nous, était devenu presque impossible depuis le traité d’Utrecht. La paix eut donc aussi son lot de conséquences sur une existence telle que la mienne. Une découverte désagréable, sachez-le, pour un homme convaincu de pouvoir éviter tous les écueils qui surgiraient sur sa route.

Par ailleurs, ce fut une chance que Leurs Excellences se soient lassées d’une guerre qui semblait sans fin. Rien de surprenant, si on y réfléchit. Defoe, qui avait la fâcheuse habitude de rapporter tout ce qui pouvait l’être, m’informa que mille cinq cents hommes étaient tombés au combat, et que cent cinquante mille autres, malades ou déserteurs, avaient cassé leur pipe. Quoi qu’il en soit, la fin de la guerre signifia celle de notre commerce, tout aussi ridicule que peu rentable. Rien dont nous aurions pu nous vanter ou être fiers. Depuis quelques jours, les doigts me brûlaient de l’envie de poursuivre mon récit afin d’oublier ces trafics et d’arrêter mes idioties. Dans le fond, me disais-je, ne suis-je pas devenu Long John Silver ?

Mais je fus interrompu par une visite inattendue dont je me serais bien passé. Elle m’ôta tout désir d’écrire et de me souvenir. Je fis de mon mieux pour la rendre aussi brève que possible et ensuite oublier qu’elle avait eu lieu, sans apporter ni joie ni profit pour quiconque. Oui, je souhaitais oublier que j’avais encore devant moi un semblant d’existence que je devrais vivre jusqu’au bout, que j’en aie l’envie ou non.

Quelques jours plus tard, je me suis rendu compte que cet événement aussi faisait partie de mon histoire, au même titre que tout le reste. Je crois, et espère, qu’écrire mes souvenirs puisse être un moyen de les effacer. Car ce que l’on garde en mémoire, si tant est que l’on se donne la peine d’y repenser, n’est pas la vie que l’on a menée mais celle qui s’est imprimée en nous, et cette vie-là, pour autant que l’on croie raconter la vérité, est différente de ce que l’on a vécu. Du moins peut-on le souhaiter, me dis-je parfois en voyant la tournure des événements. Ecrire, dans le meilleur des cas, peut être une façon de se libérer de ses dettes devant la mort, de rendre la monnaie de sa pièce, de jeter à la mer une fois pour toutes les cadavres entassés dans la cale et de les supprimer des listes, de s’en débarrasser avec la tête de mort que les capitaines ont pour habitude de dessiner dans le journal de bord pour chaque marin décédé. Je me demande si l’acharnement à écrire d’un homme tel que moi n’est pas la seule chose qui le tienne encore en vie. Continuerai-je donc, pour ainsi dire, de vivre sur mon cadavre vivant jusqu’à ma mort ?

Toutefois, l’interruption de mes deux vies, celle que j’ai vécue et qui est digne de ce nom, et celle que je vis maintenant et que je ne saurais qualifier, est loin de me satisfaire. Comme s’il n’y avait pas assez de cadavres à joncher la cale et à jeter par-dessus bord ! Mais il en va ainsi si l’on souhaite raconter sa vie tant que l’on est encore de ce côté-ci de la tombe. Si l’on désire être honnête. Sinon, cela n’a pas d’importance.

Tout commença quand Jack se précipita dans ma chambre comme s’il avait vu poindre à l’horizon les premiers nuages du déluge universel.

« Des hommes blancs », annonça-t-il. Il semblait parler de chair putride, sans penser que, tout bien considéré, j’étais l’un d’eux.

« D’où viennent-ils ? »

Jack indiqua l’ouest.

« Tu es sûr ? »

Il acquiesça. Naturellement, il pouvait se tromper, comme tout le monde, mais il avait un regard perçant. Pourtant, j’avais du mal à y croire. Personne, surtout pas des Blancs, n’aurait dû arriver par l’ouest, du moins pas en un seul morceau. Les Sakalava et leur chef, le roi Rangeta, ne laissaient pas passer âme qui vive sur leur territoire.

« Combien sont-ils ?

— Deux », répondit Jack, à mon grand soulagement.

Il ne s’agissait donc pas d’une expédition punitive pour me conduire à la potence.

« Ils sont armés ?

— De tromblons.

— On les appelle des mousquets. »

Jack acquiesça une fois encore, comme si les mots importaient peu. J’avais fait mon possible pour lui apprendre l’anglais, de façon à pouvoir bavarder avec lui de presque tout ce qui se trouve entre la terre et le ciel. Après la mort de Dolores et avant de me mettre à écrire, je ressentais le vif besoin d’avoir quelqu’un avec qui échanger. Je ne sais pas ce que je serais devenu si j’avais été privé de la parole. Si Deval m’avait coupé la langue plutôt que la jambe, il aurait eu la vengeance qu’il cherchait. Je me serais sans aucun doute pendu, pour la plus grande satisfaction de toutes les parties, moi compris. Jack se fichait des mots, il s’en méfiait. En cela il n’avait pas tort et préférait s’en passer, surtout en ma compagnie. Il apprenait, mais à contrecœur, pour me plaire.

Je lui demandai dans sa langue de s’embusquer derrière la palissade, tapi dans l’ombre avec les douze autres, prêts et le mousquet dirigé vers les bras et les jambes de nos hôtes indésirables, dont on peut bien se passer s’il le faut, n’est-ce pas ?