Ma mère tas-de-fraises-à-la-crème
« Un »
Ce vendredi-là, le ciel était si bleu que j'avais enfilé un pantalon et un tee-shirt blancs, pour être encore plus lumineux.
Je voulais qu'il me remarque, lui qui arrivait entre dix-huit et vingt, parfois un peu plus tard, mais je lui pardonnais toujours.
Ma mère tardait à rentrer du travail et je guettais son retour avec angoisse, convaincu qu'il fallait qu'elle soit occupée à se ronger les ongles devant la télévision pour qu'il sonne à la porte.
Tatie Barrettes – nous la surnommions ainsi parce qu'elle avait un nombre impressionnant de barrettes sur la tête – surveillait nos devoirs et pestait contre Isabelle qui lui avait collé du Scotch dans les cheveux. Elle et moi détestions notre tante, sœur aînée de notre mère, mégère, vieille bique et sorcière, et nous prenions un malin plaisir à l'asticoter. Cette fois, Isabelle avait agi seule, tandis que, agglutiné aux carreaux, le nez aplati, les mains jointes et le front concentré, je priais pour que maman rentre vite, alors que je ne croyais pas plus en Dieu qu'au lapin de Pâques ou à la petite souris. Pour moi, ce vieux dans le ciel partageait une vague ressemblance avec les Moïse et Noé de la télévision, j'étais émerveillé par son histoire abracadabrante, mais je ne lui prêtais aucun autre pouvoir que celui de me faire rêver. Pourtant, je me rappelle l'avoir supplié d'empêcher qu'il n'arrive quelque chose de grave à ma mère – atterrissage d'extraterrestres, tremblement de terre ou pluie de monstres. Il fallait absolument que maman soit à la maison pour qu'il vienne chercher Isabelle.
J'avais glissé des paquets de boudoirs dans mon sac à dos, et aussi une brosse à dents, mes chaussons, des livres de Fantômette, mon faux sel, ma cortisone, les clés de la maison au cas où, et du papier à lettres et un feutre gris pour écrire à ma mère. Enfin, j'avais placé mon relevé de notes en évidence sur la console de l'entrée, juste à côté du téléphone.
Je m'étais préparé avec tellement de bonne volonté. Quelques larmes au fond des yeux, beau comme un camion, la raie sur le côté, je n'envisageais pas qu'il refuse encore de m'inviter. Évidemment, ma mère m'aurait permis d'y aller – bien que je n'aie jamais passé une nuit en dehors de la maison – et en aurait profité pour se goinfrer de saucisson, de chips et de cacahuètes en regardant son feuilleton préféré. Elle était pâle depuis si longtemps que j'estimais normal, du haut de mes cent quarante-cinq centimètres, de la laisser se reposer tout un week-end pendant que je jouerais avec Isabelle et son père.
Rien n'aurait pu me faire changer d'avis. Je voulais que, enfin, il s'intéresse à moi. Qu'il remarque combien j'étais mignon, avec mes cheveux blonds et mes yeux bleus, ce duvet clair qui courait sur ma nuque quand j'étais bronzé, mes bons résultats scolaires, combien de choses je savais faire, la vaisselle, le repassage, passer l'aspirateur, ranger ma chambre, porter les courses, acheter du pain, trier le linge, choisir les programmes, coton chaud, coton froid, synthétique, et mettre en route la machine à laver, avec adoucissants et cycle de séchage.
Mes paumes moites laissaient des traces sur les vitres et ma tante, déjà contrariée par les facéties d'Isabelle, a crié, Adrien, je viens de faire les carreaux, bon sang ! Va te laver les mains et file t'asseoir sur le canapé ! J'ai aussitôt répliqué, sans bouger, Impossible, je dois guetter maman, sinon il ne viendra pas. Elle a demandé de qui je parlais, j'ai répondu sans réfléchir, De papa.
Ce jour là, j'ai enfin compris pourquoi ma mère me répétait Tourne ta langue. La vieille bique a ri, son rire ressemblait à celui d'une sorcière, puis elle s'est esclaffée méchamment, Ce n'est pas ton père, c'est celui d'Isabelle ! Agacé, j'ai rétorqué, Ce n'est pas grave, c'est ma sœur, elle peut bien me le prêter pour le week-end. Tatie Barrettes a ricané de plus belle, Tu n'es qu'un petit imbécile ! Écoute-moi bien, Adrien, tu n'as pas de père, il a fait une croix sur toi. Tu veux bien te mettre ça dans le crâne une bonne fois pour toutes et ficher la paix à celui d'Isabelle !
Puis elle s'est éloignée vers la salle de bains pour démêler ses longs cheveux noirs et ôter les bouts de Scotch en répétant, Pourquoi elle fait tant de mystères, cette traînée ?