Chapitre 1
Patrick Poivre d'Arvor : « Mesdames, Messieurs, bonsoir. Voici les titres de l'actualité de ce mercredi des Cendres : à Paris, les ministres français, russe et allemand des Affaires étrangères déclarent qu'il n'y aura pas de seconde résolution au Conseil de sécurité permettant un recours à la force... À Bagdad, Saddam Hussein fait défiler ses troupes. »
Nahida Nakad, Paris, mercredi 5 mars 2003
Je comprends depuis peu pourquoi on utilise en français le mot « disparition » pour parler, en fait, de la mort. Il n'y a plus personne en face de moi à la rédaction. Le bureau de Patrick Bourrat a été rangé, ses papiers triés, le contenu de son ordinateur effacé. Il a été tué au Koweït, heurté par un char durant des manoeuvres de l'armée américaine. Je ne l'ai plus revu depuis le jeudi 19 décembre. Patrick s'était levé brusquement de son siège comme il avait l'habitude de le faire, il avait rangé son casque de motard sous son bureau, embrassé Claire, Chantal et Alix, nos assistantes.
« Merci encore pour tes cadeaux de Noël, Patrick », lui avait dit Claire, avec son sourire radieux et ses yeux bruns pleins de tendresse. « L'emballage est tellement beau que ça me fait de la peine de le défaire pour voir ce qu'il contient. »
Pour les fêtes, Patrick avait acheté à chacune un paquet, joliment emballé, de chocolats ou de friandises, nous ne le saurons pas. Trois jours après son départ, nous apprenions sa mort. Les petits cadeaux sont restés plusieurs mois au même endroit. Les filles ne les ouvriront jamais, pour garder le souvenir du dernier Noël de Patrick Bourrat.
Avant que toutes ses affaires ne disparaissent, j'ai gardé la télécommande de son poste de télévision qu'il avait marquée à son nom pour que les collègues arrêtent de la lui emprunter. Chacun de ses amis s'est accroché à un petit objet qui appartenait à Patrick, discrètement. Mais lui a disparu, et il nous manque.
Depuis quinze ans que je le connais, je n'ai jamais pensé un seul instant qu'il pouvait mourir en mission. Pourtant, il couvrait des conflits dangereux. Il a fallu que ce drame arrive en cette période très particulière pour Patrick. Il avait demandé à faire moins de reportages à l'étranger pour s'occuper de sa fille. Elle avait besoin de sa présence, me disait-il. Marie-Valentine a dix-sept ans et ne l'a pas vu très souvent à la maison toutes ces années. Il voulait se rattraper un peu avant de devoir partir longtemps si la guerre en Irak devait éclater.
Nous connaissons tous Marie-Valentine. Il venait de temps en temps avec elle au bureau, surtout quand elle était toute petite. Patrick était en adoration devant sa fille et il ne pouvait pas s'empêcher de la surprotéger et de la gâter.
J'apprends qu'il a succombé à ses blessures le dimanche, à 9 heures du matin. Michèle Fines, notre chef de service, m'appelle chez moi pour me l'annoncer. Je suis bouleversée, les yeux pleins de larmes.
Je me tourne vers Alexandre ; il a tout entendu et me lance un regard inquiet. Je le prends dans mes bras, m'efforce de sourire :
- Ce n'est rien, maman va aller au travail, je reviens tout à l'heure. Tu iras au parc avec papa et quand tu rentreras, je serai de retour.
Je ne peux plus rester à la maison. Je me rends à TF1 comme l'on va retrouver sa famille pour partager un chagrin.
Une cellule de crise est constituée autour du bureau de Robert Namias, le directeur de l'information. Elle s'affaire pour régler les problèmes administratifs. Il faut rapatrier le corps et soutenir l'équipe qui est partie au Koweït avec Patrick. Elle est encore sous le choc de l'accident
TF1 a appris à gérer la mort de l'un des siens. C'est la troisième fois en dix ans que nous perdons un de nos reporters en mission à l'étranger.
Le 18 juin 1993, je pars en Somalie avec Jean-Claude Jumel, ingénieur du son. Les marines américains, qui sont intervenus massivement et très médiatiquement en avril, se sont retirés quand dix-huit d'entre eux ont été tués dans une opération contre le général Mohammad Aïdid, l'homme qu'ils sont censés déloger.
Des soldats des Nations unies de différentes nationalités sont encore sur place. La veille de notre arrivée, douze Casques bleus pakistanais, enlevés depuis plusieurs jours, ont été relâchés, vivants mais atrocement mutilés. La cruauté des miliciens somaliens est telle que de moins en moins de journalistes acceptent encore de couvrir ce conflit.