Albert Camus

Raphaël Enthoven : C’est Albert Camus qui inaugure cette réflexion sur le thème de l’absurde, il sera suivi par Kafka, Beckett, Vian et Ionesco. Camus, magni fique théoricien de l’absurde, que nous allons évoquer en compagnie de Marc-Henri Arfeux, qui enseigne la philosophie à Lyon, au lycée Édouard-Herriot et qui est spécialiste de l’œuvre de Camus.

« Pour moi l’absurde a été un point de départ, et naturellement, je trouve que loin d’être un élément de stérilisation… Le confort, le sommeil, la satisfaction de soi, l’embourgeoisement du cœur sont des facteurs de stérilisation infiniment plus vivaces et dynamiques. Je n’ai jamais pensé qu’on pût rester sur l’attitude absurde comme sur une position de négation pure. Il me semble au contraire que cette insatisfaction profonde qu’il peut réveiller chez l’être humain est susceptible de donner naissance à des actions, à des passions, à des joies, et c’est un peu l’effort que j’ai poursuivi dans mes livres que d’essayer de donner une expression, des couleurs, des illustrations à ces conquêtes de l’absurde. »

 

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste – si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories – vient ensuite. Ce sont des jeux : il faut d’abord répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu’un philosophe, pour être estimable, doive d’abord prêcher d’exemple, on saisit l’importance de cette réponse, puisqu’elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit. »

Marc-Henri Arfeux, je voudrais qu’on parte de ce contraste : quand Camus parle du mythe de Sisyphe, dans la conférence dont nous avons extrait un passage, il dit que l’absurde est un point de départ. Et, effectivement, le mythe de Sisyphe construit la possibilité d’une action à l’intérieur d’un univers absurde, où la révélation de l’absurde densifie (et en même temps amenuise) l’existence. Comment Camus peut-il considérer l’absurde comme un point de départ, après avoir envisagé, au début même du Mythe de Sisyphe, l’absurde comme la possibilité de la fin de tout ? Comment peut-il tenir pour un point de départ l’ouvrage radical qui envisage la fin de tout ?

Marc-Henri Arfeux : C’est une question qui est posée au seuil du livre, et, naturellement, la réponse n’est pas donnée. Mais on comprend bien que cette question ne peut pas ne pas être posée dans la mesure où elle engage la conséquence à la fois première et fondamentale qui émane du constat absurde. Il est vrai que si la vie n’a point de sens – on verra d’ailleurs que la question ne se pose peut-être pas exactement tout à fait en ces termes dans Le Mythe de Sisyphe –, elle semblerait donc ne pas avoir de valeur, ou alors être désespérante. Dès lors se poserait la question de savoir : à quoi bon vivre ? C’est ce « à quoi bon ? » que Camus va interroger par la question du suicide et, sans anticiper sur la réponse qu’il lui apportera, nous devinons bien dans cette conférence que ce livre nous parle véritablement de l’absurde, de l’esprit de révolte dicté par cette question, et non pas d’une des conséquences possibles de cette prise de conscience, qui serait le choix du nihilisme.

R. E. : En somme, la question et l’enjeu du Mythe de Sisyphe sont : comment convertir l’absurde en révolte plus qu’en désespérance ?

M.-H. A. : Oui, Camus le montre très bien dès le départ, à partir du moment où il pose la question en termes de « sens », et remarque deux choses. La première est que, bien qu’il ait été traité auparavant d’un point de vue collectif par la socio logie, le suicide est un acte individuel, qui se réfère d’abord à une désorientation, à une perte de repères dans le monde. Camus évoque à ce moment-là l’idée d’un suicide qui émanerait de l’incapacité à surmonter cette étrangeté et cette découverte de l’étrangeté : « on se suicide rarement par réflexion », nous dit Camus. La question qui va se poser alors sera de savoir si, premièrement, il y a une logique, une pure logique, entre le constat de l’absurde et l’acte de se suicider éventuellement…

R. E. : … ce qui ferait du suicide un acte réflexif, en somme : j’attends de la vie qu’elle ait un sens, elle n’en a pas, donc je me tue. Un syllogisme, en somme…

M.-H. A. : … Mais Camus est le premier à observer que la plupart de ceux qui ont fait ce constat par l’esprit ne se sont pas donné la mort. Il cite notamment Schopenhauer qui parlait volontiers du suicide devant une table bien garnie… Cet exemple s’oppose évidemment à celui de l’homme qui, par l’intimité de ses affects, accède à un désespoir qui ne se contrôle plus, qui « suit une pente de passion », selon Camus, laquelle le conduira à se donner la mort. La question est alors de savoir si le suicide apparaît comme une réponse adéquate à cette découverte de l’absurde, particulièrement lorsqu’elle a été accomplie par un esprit purement théorique. Et, deuxièmement, si le suicide, comme conclusion éventuelle, ne vaut pas, de la même façon que l’espoir, à la fois plus et moins que le divertissement pascalien. C’est-à-dire qu’il s’agirait en définitive d’un plus, par le fait qu’on ferait une sorte de pari du néant, et d’un moins, dans la mesure où ce serait un acte par lequel même le divertissement que Pascal énonce dans les Pensées serait refusé, puisque de toute façon sa valeur serait dissoute dans la découverte de l’absurde.