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Tous les soirs, à l'exception du lundi, jour de relâche, Madame Satan dansait la tândava sur les ruines du monde en flammes. «Une danse d'amour et de mort », disait l'affiche. Je me rappelle comme un mauvais rêve le silence obscur qui précédait l'entrée de l'artiste criminelle et l'odeur qui régnait dans les coulisses de la Voie Lactée, cabaret de la rue Dauphine où elle se produisait encore au début des années 70 : relents de bois vermoulu, d'ordures, de salpêtre — ce remugle de cave qu'exhalent les vieux quartiers de Paris, la nuit.
Madame Satan jetait un coup d'œil dans la salle par une fente du rideau, puis elle se signait tel un matador, genou fléchi, avant d'adresser un signe du menton au machiniste qui la couvait du regard. Elle était prête, le public était chaud, on pouvait envoyer la musique, la lumière et le feu.
— Et maintenant, Mesdames et Messieurs, ladies and gentlemen...
C'était d'abord, dans le noir total, en manière de préambule, un air de flûte aux inflexions orientales, allègre, ténu, entêtant, comme une comptine. On retenait son souffle. Puis, quand mourait la flûte, les haut-parleurs lançaient avec toute la puissance de leurs milliers de watts un mambo tragique. Herses et poursuites s'allumaient ensemble, une épaisse fumée montait du sol où éclataient des pétards. Une vague d'applaudissements s'élevait: Madame Satan apparaissait au centre de la scène, roulant des prunelles, déhanchée à l'extrême, les bras tendus dans un geste de triomphe, tandis qu'autour d'elle s'échappaient de trappes invisibles, grâce à un système de soufflerie, les bandes de mousseline orange qui figuraient les flammes.
Elle dansait plutôt mal. Mais la Voie Lactée n'avait pas la réputation d'un temple de la danse, les spectateurs n'escomptaient pas des prodiges chorégraphiques. On venait là pour autre chose. Certains soirs Madame Satan était d'ailleurs dans un bel état; elle titubait, hagarde, le maquillage bâclé, les yeux réduits à deux boursouflures mauves, l'air mauvais — un boxeur en fin de match. Il faut dire qu'elle n'était plus jeune (cinquante, soixante ans?) et que plusieurs séjours en prison, sans parler du reste, l'avaient usée autant que l'âge.
Elle ondulait en poussant des Oba! Oba!, tournait à la façon des derviches, se trémoussait, agitait en tous sens ses membres décharnés, cerclés de bracelets à grelots, et quand elle était en forme il semblait qu'elle eût vraiment les quatre bras de la divinité hindoue qu'elle était censée incarner, tant elle bougeait vite. Elle piétinait des cadavres, bouleversait des cendres. Six boys déguisés en diables d'opérette surgissaient ensuite. Pendant qu'ils couraient autour d'elle une ronde effrénée, Madame Satan enfilait les gants longs d'agneau-velours qui lui avaient permis d'imposer sa loi autrefois, dans les rues de La Havane, de Bogota, de Tanger, de Marseille: cousues au cuir, des lames de rasoir hérissaient le dos de la main et les deux premières phalanges de chaque doigt, hormis le pouce. Les projecteurs donnaient à l'acier des reflets sanglants. Cuivres et violons se taisaient soudain, on n'entendait plus que la basse sourde, le piano, la batterie. Les boys s'affalaient un à un sur le sol. Ils tombaient en cercle, tels les pétales d'une tulipe défraîchie, poussés par un souffle. Dans le fond de la scène défilaient les images de villes ravagées par les bombes, les cyclones, les inondations, les tremblements de terre. Alors Madame Satan descendait dans la salle pour mimer de table en table — c'était le clou du spectacle — les rixes dans lesquelles elle s'était illustrée; et l'objectif de Joseph Zaguri sortait de l'ombre.
Un éclair de flash. Joseph Zaguri faisait là ses premières armes; le gérant du cabaret lui avait accordé contre un pourcentage le droit de photographier les clients quand la danseuse évoluait autour d'eux, promenant le fil de ses lames à proximité de la joue de l'un, de la gorge de l'autre, et giflant le vide. Dans un réduit attenant aux cuisines, Joseph apposait les clichés sur le rabat de pochettes d'allumettes rouge et or qu'il vendait quinze francs. Cela couvrait à peine ses frais, mais il apprenait le métier et l'une de ses photos paraissait parfois dans les colonnes société des magazines. Son triomphe lorsque Paris-Match, rien de moins, publia celle de Madame Satan entourée de « deux personnalités très parisiennes », l'animateur de télévision Georges Barre, coupe de champagne au poing, et la comédienne Madeleine Giroud, son épouse, yeux écarquillés, terrorisée et ravie de l'être, illustration parfaite du « frisson garanti» que promettaient les placards de la revue...! Une vignette en avant-dernière page, sans un centime à la clef: M. et Mme Zaguri ne partageaient guère l'euphorie de leur fils — que l'on apercevait de moins en moins à l'université. « Vous ne vous rendez pas compte, disait Joseph. A vingt ans, avoir sa signature dans un hebdomadaire de classe internationale!» Il en avait acheté dix exemplaires. Il souhaitait renouveler le dossier de presse de la danseuse. Il songeait à un reportage complet dont j'eusse écrit le texte, à une exposition que j'eusse préfacée. Son talent se manifestait surtout dans les scènes intimes. Je me souviens encore d'un tirage dont hérita Cécilia: Madame Satan sur fond de miroirs, en babouches, torse nu et dégouttant de sueur. Joseph avait saisi l'expression la plus vraie dans un filet d'ombres et de brillances dures; c'était bien plus effrayant que la caresse d'acier, le rire satanique, lancé à gorge déployée, dont se délectait le public. La danseuse avait dû aimer ce portrait, car elle l'avait enrichi d'une dédicace lardée de cœurs: