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Prologue

Je suis une esclave sexuelle : une personne maintenue en servitude, propriété d’une autre, totalement soumise à une domination. Dans les faits, je suppose que « putain » serait le terme le plus adapté pour qualifier ce que je suis. Car je me suis effectivement rendue totalement disponible pour un homme, mais un seul, en échange d’argent. Cela comprend, sans toutefois se limiter à cela, ma fidélité, ma discrétion, et l’utilisation de mon corps de quelque manière et sous quelque forme que ce soit, à sa convenance.

L’ironie est que je n’ai absolument pas été contrainte à cette vie : je l’ai choisie. Enfin, je n’avais pas vraiment d’autre choix, car c’était la meilleure solution qui se présentait à l’époque, mais c’est tout de même moi qui l’ai décidé. Il ne m’a pas forcée. Il ne m’a pas sélectionnée parmi tant d’autres. Il ne m’a pas kidnappée ni battue pour me soumettre. Je suis venue de mon plein gré.

Et j’ai fait tout cela pour sauver une vie.

Je m’appelle Delaine Talbot, mais vous pouvez m’appeler Lanie. Ceci est mon histoire.

1
Les sacrifices que nous faisons
Lanie

— Tu es sûre que tu veux faire ça ? me demande mon entêtée de meilleure amie pour la millième fois depuis que j’ai franchi les portes du club où elle travaille – et où elle s’amuse, cette veinarde.

Dez est mon roc inébranlable. Elle m’empêche de dérailler quand la vie se complique, et là, c’est compliqué de chez compliqué. Dez, c’est le diminutif de Desdemona, qui peut se traduire par « du diable ». Elle a changé de prénom à son dix-huitième anniversaire, uniquement parce que ses parents le lui avait refusé jusque-là. Sans rire, ses parents l’avaient baptisée Princesse, mais en dehors d’eux, si quelqu’un essayait de l’appeler comme ça, c’était la bagarre garantie. Dez est très belle, le genre de bombe dont on vous parle dans tous les romans sentimentaux : de longs cheveux noirs soyeux, une silhouette d’amphore, des jambes interminables et un visage de déesse. Le seul problème, c’est qu’elle se comporte comme une femme de motard. Et plutôt le genre qui aime essayer tous les modèles. Comme je le disais, une veinarde. Mais je l’adore, autant que si c’était la chair de ma chair. Quand on sait ce que je suis prête à faire pour celle qui l’est vraiment, ce n’est pas peu dire.

— Non, je ne suis pas sûre, Dez, mais j’y suis obligée. Alors arrête de me poser la question, sinon je vais finir par changer d’avis et partir d’ici en courant comme la poule mouillée que je suis au fond, rétorqué-je.

Elle ne se vexe jamais quand je pique des crises, car elle n’a rien à m’envier de ce côté-là. Oh, que non ! Et sans le moindre scrupule.

— Et tu es vraiment prête à t’offrir à un parfait inconnu ? Sans romantisme ? Sans violons, sans dîner en tête-à-tête ni désir ?

Ses questions incessantes me portent sur les nerfs, même si je sais qu’elle m’adore et qu’elle veut simplement s’assurer que j’ai bien tout pris en considération. Nous avons pourtant examiné ensemble les pour et les contre au microscope, et je ne pense pas que nous ayons manqué quoi que ce soit. Mais en réalité l’inconnu, c’est ce qui m’inquiète le plus.

— Si cette décision peut sauver ma mère, sans hésiter une seconde ! dis-je en la suivant dans le couloir sombre qui mène dans le sous-sol du club.

L’endroit s’appelle le Foreplay : c’est là que ma vie a changé. Le point de non-retour.

Ma mère, Faye, est condamnée. Elle a toujours eu le cœur fragile, mais la situation a empiré avec les années. Elle a failli mourir en me mettant au monde, pourtant elle a réussi à surmonter cette épreuve, tout comme d’innombrables opérations et interventions. Malheureusement, aujourd’hui nous n’avons plus aucun recours. Et elle est en train de s’éteindre beaucoup trop vite.

Ma mère est tellement faible à présent qu’elle est clouée au lit mais, avant cela, elle a fait tellement d’allers-retours dans des hôpitaux que mon père, Mack, a perdu son travail. Il se refusait à la laisser seule sous prétexte d’aller aider une stupide usine à atteindre ses quotas de production. Je ne lui en ai jamais voulu d’avoir agi ainsi. C’est sa femme et il a pris son rôle d’époux très au sérieux. Il se devait de s’occuper d’elle, c’est d’ailleurs ce qu’elle-même aurait fait si les rôles avaient été inversés. Mais ne plus avoir de travail, c’est ne plus avoir d’assurance santé. Cela implique aussi que nous vivions sur les maigres économies que mon père avait réussi à mettre de côté pour leurs vieux jours. Tout ça pour dire que payer une assurance santé, c’est un luxe que mes parents ne peuvent plus se permettre. Magnifique, comme situation, non ?

Et elle a encore empiré. La maladie de ma mère s’est aggravée au point qu’une transplantation cardiaque est devenue nécessaire pour qu’elle continue de vivre. La nouvelle nous a tous éprouvés, en particulier mon père, je le vois bien. Physiquement, il a perdu du poids, puisqu’il se soucie plus de sa femme que de lui-même, et les cernes noirs sous ses yeux rougis trahissent son manque de sommeil – même s’il tâche de faire toujours bonne figure devant ma mère. Elle, a accepté le fait qu’elle allait bientôt mourir, mais mon père… il espère encore. Le problème, c’est que cet espoir s’amenuise. Ça le tue de la voir mourir à petit feu. J’ai l’impression qu’il se laisse dépérir en même temps qu’elle.

Un soir, alors que ma mère était endormie, je l’ai aperçu, affalé sur son fauteuil, la tête entre les mains, les épaules secouées de sanglots. Il pensait que personne ne le surprendrait dans cet état, quand je suis arrivée.

Jamais je ne l’avais vu aussi abattu. J’étais rongée par l’idée qu’une fois ma mère décédée, mon père ne tarderait pas à la suivre. Il mourrait littéralement de chagrin, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Il fallait que je fasse quelque chose. N’importe quoi pour les aider à aller mieux.

Dez est ma meilleure amie. Vraiment. Comme j’ai toujours tout partagé avec elle, elle est parfaitement au courant de la situation. Il faut être radical dans les moments les plus désespérés et, me voyant à bout de ressources, elle m’a finalement parlé des petites activités scandaleuses qui se déroulent dans le sous-sol du Foreplay.

Scott Christopher, le propriétaire, est ce que l’on peut appeler un homme d’affaires qui n’a pas froid aux yeux. En gros, il gère des ventes aux enchères d’esclaves. C’est haut de gamme et classieux, mais ça reste de l’esclavage sexuel. Le Foreplay n’est que la façade de son affaire, les enchères, c’est ce qui lui rapporte. En haut, c’est la fête permanente, avec des étudiants qui cherchent à coucher et boivent tellement qu’ils en oublient leur nom ; c’est la couverture idéale pour l’établissement raffiné du sous-sol. D’après ce que je comprends, certaines des femmes – moi y compris – participent volontairement, alors que d’autres ont une dette quelconque envers Scott. Pour le rembourser, elles vendent leur corps en dernier recours.

Dez m’explique que les clients sont toujours des hommes qui possèdent un gros compte en banque. Même les magnats les plus riches du monde ont des fantasmes, généralement les plus pervers – des fantasmes qu’ils ne voudraient surtout pas rendre publics. Pourvu qu’ils aient l’argent, ils peuvent trouver ici celle qui exaucera leurs désirs sans avoir à s’inquiéter que ce soit divulgué. Mais c’est la loterie : on peut tomber sur quelqu’un de gentil et attentionné comme sur un tyran absolu qui prend plaisir à dominer. À en juger par mon passé, j’aurais plutôt tendance à tomber sur le deuxième. Dans la mesure où je n’ai jamais vraiment eu de chance dans ma vie, je ne vois pas pourquoi j’en aurais cette fois.

La maladie de ma mère exige autant l’attention constante de mon père que la mienne. Ce n’est pas que je lui en tienne rigueur, mais j’ai pris du retard après le lycée. Au lieu d’aller à l’université, je suis restée auprès d’elle pour permettre à mon père de continuer à travailler. Maintenant qu’il n’a plus de travail, mes parents ne voient pas la nécessité de ma présence quotidienne. Moi, je ne me suis jamais sentie obligée. C’est ma mère et je l’aime. Et puis, de toute façon, je n’ai pas encore décidé de ce que sera ma vie. On pourrait croire qu’une femme de vingt-quatre ans sait déjà ce qu’elle veut, mais non, pas tellement en réalité.

C’est peut-être malhonnête de ma part de leur donner autant d’espoir, mais comme je l’ai dit, on n’en a pas beaucoup à la maison et ça ne peut pas leur faire de mal qu’on leur en offre un peu. J’ai donc réussi à convaincre mes parents que j’avais décroché une bourse d’études tous frais payés à l’université de New York. Oui, je sais que ce n’est pas le genre de chose qui arrive aussi tardivement dans la vie, mais mes parents l’ignorent. Être loin de la maison signifie que je ne pourrai pas les voir aussi souvent, et même si j’ai de la peine d’être éloignée de ma mère mourante, c’est absolument nécessaire pour mettre mon plan à exécution. Avec un peu de chance, je pourrai même faire durer les choses un peu plus longtemps pour gagner le maximum. Mais vous n’avez pas oublié ce que je vous ai dit concernant ma chance, n’est-ce pas ?

Le deal que j’ai fait avec Scott, c’est que j’accepte de vivre avec mon « propriétaire » pendant deux ans. Ni plus, ni moins. Ensuite, je pourrai disposer de ma propre vie. J’ignore quel genre ce sera, mais j’ai décidé de rester positive. Finalement, deux ans, ce n’est pas cher payé pour assurer les derniers jours de ma mère, puis ceux de mon père.

Les basses qui résonnent depuis le club à l’étage font vibrer les murs et couvrent les battements de mon cœur. Je m’efforce de ne pas regretter de ne pas être là-haut à me perdre dans l’alcool et m’amuser, comme tous ces gens qui ne se doutent pas de ce qui se passe sous leurs pieds. Car les femmes qui sont en bas, elles, se perdent dans tout autre chose.

Nous arrivons devant le portier avec sa liste de VIP. Comme il sait qui nous sommes et pourquoi nous sommes venues, il nous fait entrer immédiatement. Je manque de perdre contenance alors que nous passons devant les femmes alignées dans le couloir. Elles ont toutes le même air, certaines ont une allure royale et d’autres n’ont pas l’air de novices, mais peut-être est-ce malgré tout la première fois qu’elles jouent dans la cour des grands. Chacune porte un numéro scotché sur son ventre nu et elles font face au miroir qui recouvre le mur opposé.

— Il est sans tain, m’explique Dez. Chaque client qui arrive a la description de chaque fille mise en vente ce soir. Ensuite, on les amène ici comme du bétail et on les expose pour les « baleines », les plus gros clients. Ils peuvent juger sur pièce et décider sur quelle désespérée ils vont vouloir enchérir.

— Merci Dez ! Présenté comme ça, ça fait chaud au cœur ce que tu dis.

— Oh, tais-toi. Tu sais bien que ce n’est pas ce que je veux dire, me réconforte-t-elle. Tu es beaucoup trop bien pour ce genre de choses, et tu le sais. Tu n’es pas comme elles, ajoute-t-elle en désignant les autres femmes. Mais je comprends. Tu le fais pour ta mère et je vois rien de plus désintéressé.

Les autres femmes pourraient très bien avoir aussi une mère malade chez elles, me dis-je tout en évitant de croiser leurs regards.

Nous arrivons au bout du couloir et Dez frappe à une porte. Une voix nous crie d’entrer, mais quand Dez s’efface en me désignant la porte, je commence à perdre contenance. La crise de panique me guette, je le sens.

— Hé, regarde-moi, dit Dez en me relevant le menton. Tu n’es pas obligée d’entrer. On peut encore faire demi-tour et repartir.

— Non, impossible, dis-je en tremblant malgré moi.

— Je ne peux pas entrer avec toi. À partir d’ici, tu es toute seule, explique-t-elle avec un peu d’inquiétude et de regret. (J’opine et je baisse la tête pour qu’elle ne voie pas les larmes qui me montent aux yeux. Elle me serre brusquement contre elle et me coupe presque le souffle.) Tu peux le faire. Merde, peut-être même que ce sera agréable. On ne sait jamais. Don Juan attend peut-être de l’autre côté du miroir pour te séduire et t’emmener au septième ciel.

— Il y a peu de chances ! marmonné-je avec un sourire forcé avant de me dégager de son étreinte. Non, tout ira bien. Assure-toi simplement que le taré sur qui je tomberai respectera le contrat. Sinon, je compte sur toi pour envoyer le FBI ici, arme au poing.

— Tu sais bien que oui, voyons. Et tu connais mon numéro, donc tu as intérêt à me tenir régulièrement au courant, sinon je me lance à ta recherche. Bon, il faut que je retourne au bar avant de perdre mon job et ne plus être aux premières loges. Mais n’oublie pas que je t’aime bien. (Dez n’est pas le genre à larmoyer, mais je sais qu’elle veut dire qu’elle m’adore. Elle m’embrasse sur la joue et ajoute :) Fonce !

Sur ce, elle m’assène une claque sur les fesses et tourne les talons. Je ne suis pas dupe. J’ai vu ses épaules s’affaisser et qu’elle s’essuyait les yeux en douce.

— Je t’aime bien aussi, dans ton genre, réponds-je à mi-voix alors qu’elle ne peut déjà plus m’entendre.

Je me retourne vers la porte, rassemblant tout mon courage pour tourner la poignée. Une pensée pour ma mère, et je sais que je ne pourrai pas revenir en arrière. J’ouvre donc la porte et entre dans ce bureau pour discuter des termes de mon contrat.

Le bureau de Scott ressemble à l’idée que je me fais du repaire d’un caïd de la mafia. Moquette épaisse, lustre magnifique, vitrines éclairées où sont exposés des objets divers qui doivent valoir une fortune, tableaux aux murs. Des haut-parleurs invisibles diffusent de la musique classique pour m’inciter à me croire en sécurité. La musique et le cadre élégant donnent l’illusion d’un établissement raffiné, peut-être pour ne pas dépayser la clientèle, mais je ne suis pas naïve. On peut déguiser un cochon en smoking et nœud papillon, il n’en reste pas moins un cochon.

Scott est assis à son bureau, une cigarette dans une main et un verre de whisky dans l’autre. Renversé en arrière dans son fauteuil, les pieds sur la table, l’air insouciant, il dirige des doigts un orchestre invisible. Il se tourne vers moi et sourit avant de se redresser et d’écraser sa cigarette dans le cendrier en marbre.

— Ah, miss Talbot. Je me demandais si vous nous feriez la grâce de venir ce soir.

Je redresse les épaules et le menton pour le regarder droit dans les yeux. C’est ma vie qui est en jeu, et j’en ai encore le contrôle, jusqu’à l’échange d’argent. Pas question de laisser Scott Christopher s’imaginer qu’il est autre chose qu’un entremetteur.

— J’ai dit que je viendrai, donc me voilà.

Il se lève et vient vers moi en me toisant sans la moindre gêne.

— Très bien. J’aurais peut-être dû envoyer une patrouille pour vous localiser si vous n’étiez pas venue. Vous allez gagner beaucoup d’argent ce soir.

— Pouvons-nous simplement discuter des termes de mon contrat ? soupiré-je.

Je ne lui fais pas confiance, et avec raison. Il gagne sa vie sans remords dans la vente d’êtres humains. Comment se fier à quelqu’un qui exerce ce métier ? Si j’avais le choix, je ne serais sûrement pas là en cet instant.

— D’accord, dit-il en retournant à son bureau pour ouvrir une chemise portant mon nom en grosses lettres noires. Je veux personnellement garantir que la clientèle de ce soir n’a aucun problème pour respecter la discrétion. À vrai dire, c’est une condition sine qua non pour toute personne qui entre dans mon établissement. Ce sont des gens importants, des personnes de premier plan… le genre aguerri et qui ne sait plus quoi faire de son argent. Ils ont leurs raisons pour s’intéresser au commerce que je propose et je ne leur demande rien du moment qu’ils paient.

La seule consolation que je trouve dans ce marché, outre le fait que je sauverai la vie de ma mère, c’est de rencontrer quelqu’un qui aura les moyens de payer les frais d’hôpital et qui sera discret. N’importe qui d’aussi riche ne tient généralement pas à ce que le monde entier sache ce qu’il fait de son argent. Et, en ce qui me concerne, je ne tiens sûrement pas à ce que mes parents soient au courant. Le savoir les achèverait prématurément, et je me serais donné beaucoup de mal pour rien.

Un autre avantage à cet arrangement, c’est que quelqu’un qui peut se permettre ce genre de fantaisie est également, espérons-le, assez raffiné pour ne pas faire de ma vie un enfer. Je ne suis pas stupide, je sais bien qu’il y a sur cette terre des tordus qui ont des fantasmes malsains, mais je garde quand même espoir.

— Je suppose que vous acceptez toujours ma commission de vingt pour cent ? demande-t-il en feuilletant les papiers.

— Bien essayé. Mais nous avions convenu dix pour cent, dis-je, n’appréciant pas du tout qu’il tente de m’escroquer.

— D’accord, d’accord. Dix pour cent. C’est ce que je voulais dire. (Il me fait un clin d’œil qui me donne la chair de poule, puis il fait glisser le contrat vers moi et me tend un stylo.) Signez simplement là… et là.

Je gribouille une signature, parfaitement consciente que je renonce ainsi aux deux prochaines années de ma vie. Non, ce n’est pas cher payé.

Peu après, on m’introduit dans une autre pièce où on me demande de me déshabiller et d’enfiler le bikini le plus exigu qui soit. Il ne laisse vraiment pas grand-chose à l’imagination, et c’est sans doute le but recherché. Ces messieurs veulent voir la marchandise avant de payer le prix fort. Je comprends, certes, mais ce n’est pas pour autant que je me sens moins vulnérable. Ensuite, une coiffeuse-maquilleuse vient s’occuper de moi. Elle s’affaire à me rendre simplement élégante, et, j’en suis surprise, pas vulgaire.

Après quoi, Scott me colle le numéro 69 sur le ventre. Je garde la tête haute en rejoignant les autres femmes devant le miroir sans tain. Le pire, c’est de ne pas savoir qui vous observe de l’autre côté. Moi, en revanche, je me vois. Je ne me prends pas du tout pour ce que je ne suis pas, pourtant je dois dire qu’à côté des autres femmes, j’ai de l’allure.

Je ne me suis jamais considérée comme une beauté ; je suis juste une jolie fille. J’ai de longs et épais cheveux blonds. Mes yeux n’ont rien de spécial : un bleu terne, mais naguère, ils étaient pleins de vie. C’était avant que la maladie de ma mère s’aggrave dramatiquement. Mon corps n’est pas parfait, mais je ne suis ni grosse ni trop maigre et j’ai des courbes là où j’ai toujours pensé qu’il en faut. Au final, ce que j’ai à montrer me semble plutôt acceptable.

Une par une, les femmes sortent de la pièce. D’abord, je crois que cela veut dire qu’on les a préférées à moi, et je me sens comme la petite potelée du cours d’éducation physique qui est la dernière à être choisie. Mais on appelle mon numéro et je m’avance vers la même porte noire où j’ai vu les autres disparaître avant moi. Une fois à l’intérieur, on m’entraîne au centre de la pièce. Tout autour de moi se trouvent de petites cabines à paroi vitrée. Chacune comporte une table avec une veilleuse, un téléphone et une chaise à coussins de velours rouge. Il devient rapidement évident que la seule chose que les occupants de ces cabines ont en commun, c’est l’argent. En quantité.

La première est occupée par un cheikh qui porte des lunettes noires, un ghutrah en coton blanc et un costume. Deux des femmes qui étaient avec moi dans le couloir l’encadrent et le caressent. Je me détourne, gênée, et me retrouve face à une autre cabine. L’homme qui l’occupe est énorme, et ce n’est rien de le dire ! Il me fait penser à Jabba le Hutt, et une image de la princesse Leia enchaînée à ses pieds me traverse l’esprit et me fait frissonner.

Dans la cabine voisine se trouve un petit homme maigre flanqué de deux gardes du corps costauds, les mains croisées devant eux – probablement la position la plus détendue pour ce genre de type. Le petit a les jambes croisées pudiquement et sirote un cocktail piqué d’une ombrelle. Sa veste blanche est simplement posée sur ses épaules, d’une manière étudiée. Je me dis qu’il préfère sans doute les hommes. Ce ne doit pas être bien risqué d’être en sa compagnie. Il est probablement venu trouver ici une femme douce qui lui servira de couverture pendant qu’il laisse parler ses préférences.

Je me tourne vers la dernière cabine et soupire intérieurement en voyant que la lumière est éteinte. Apparemment, celui qui l’occupait a déjà fait son choix et est parti, et l’assortiment restant ne me laisse guère d’espoir.

C’est alors qu’une petite lueur orangée apparaît dans l’obscurité comme le bout d’une cigarette sur laquelle on tire. Je scrute la cabine et distingue faiblement une silhouette nonchalamment assise. L’homme se redresse, me permettant de mieux le voir, mais pas suffisamment pour le distinguer complètement.

— Messieurs, annonce Scott en frappant dans ses mains et en arrivant derrière moi. Voici la charmante Delaine Talbot, article numéro soixante-neuf de notre liste. Je crois que vous avez tous lu son dossier, mais laissez-moi vous préciser quelques-unes de ses plus belles qualités. Avant tout, sachez qu’elle est venue de son plein gré. Vous constaterez qu’elle a énormément d’allure, ce qui peut infiniment faciliter la vie de ceux qui désirent une partenaire en mesure d’assister à des soirées. Elle est jeune sans l’être trop, et vos amis et famille n’auront aucune peine à croire que vous avez une relation traditionnelle, si cela vous importe. Elle a fait des études et est bien élevée, et elle est en bonne santé. En outre, comme elle n’a aucun problème de drogue, vous pourrez dès à présent disposer d’elle. Sa qualité la plus précieuse est sans conteste que son innocence est encore parfaitement intacte. Vous avez devant vous, messieurs, une vierge de premier ordre. Jamais touchée, jamais profanée… aussi pure que l’agneau qui vient de naître. Idéale à former, non ? Ceci étant dit, commençons les enchères à un million de dollars et que le plus chanceux gagne, conclut-il avec un grand sourire totalement faux.

Il me fait un clin d’œil et s’écarte.

La plateforme sur laquelle je me trouve commence à tourner et, même si la vitesse est loin d’être vertigineuse, je ne m’y attends pas et je vacille un peu avant de reprendre mon équilibre. Je fais plusieurs tours pendant que les enchères commencent. Aucune voix n’est audible, mais j’entends un bourdonnement quand les lampes au-dessus des portes s’allument. Comme je vois les hommes décrocher le téléphone à côté d’eux et parler avant que la lumière s’allume, j’en déduis que c’est ainsi que l’on enchérit.

Je ne sais absolument pas où en sont les enchères. J’espère seulement qu’au final, cela suffira à payer l’opération de ma mère. Au bout d’un moment, le cheikh et le maigre renoncent, ne laissant que Jabba le Hutt et Monsieur Mystère en lice. J’ignore de quoi ce dernier a l’air, mais il ne peut pas être pire que l’obèse.

Les enchères entre les deux candidats restants ralentissent alors que je suis de plus en plus étourdie à force de tourner. À dire vrai, j’ai surtout envie qu’on en finisse pour connaître enfin mon sort. Et je soutiens secrètement le mystérieux inconnu.

La lampe de Jabba le Hutt est la dernière à s’allumer et c’est donc au tour de Monsieur Mystère d’enchérir, mais il ne se manifeste pas. Je commence à paniquer quand Scott revient dans la pièce et se place à côté de moi. Il sourit à Jabba et hausse un sourcil interrogateur à l’intention de Monsieur Mystère. Je prends un air suppliant, sans trop savoir si cela change quelque chose pour lui, mais cela ne coûte rien d’essayer.

Les secondes s’égrènent avec une lenteur épouvantable. Tout passe au ralenti et je suis prise de vertige et d’étourdissements. Je suis sûre que je vais m’évanouir d’un instant à l’autre si je continue de retenir mon souffle. Je prie intérieurement que Monsieur Mystère mise sur moi et que je n’aie pas à regretter qu’il soit le vainqueur.

— Il semblerait que nous ayons un gagn… commence Scott.

Mais il s’interrompt brusquement quand la lampe au-dessus de la cabine de Monsieur Mystère s’allume avec un petit bourdonnement.

Je respire enfin et je me sens revivre. Je me tourne vers Jabba le Hutt et soupire de soulagement en le voyant secouer la tête avec un geste désinvolte de la main avant de se lever péniblement de son fauteuil pour éteindre la veilleuse sur sa table.

— Vous avez un nouveau propriétaire, miss Talbot, murmure Scott un peu trop près de mon oreille. Et si vous alliez à la rencontre de votre maître ?

— Je ne l’appellerai pas maître, grincé-je assez bas pour qu’il soit le seul à m’entendre tandis qu’il me fait descendre de la plateforme.

— Vous l’appellerez comme il vous le demandera si vous voulez les deux millions qu’il vient de payer pour vous, rétorque-t-il en me prenant par le coude pour m’entraîner vers la cabine de Monsieur Mystère.

— Il a payé deux millions pour moi ? demandé-je, stupéfaite.

J’essaie de dégager mon coude, car ce genre de manière ne fait pas partie du marché, et il m’énerve vraiment. Mais il m’empoigne à nouveau, plus fermement, cette fois, et m’entraîne en avant.

— Quoi ? Ça ne suffit pas ? On est une petite demoiselle avide, hein ?

Sans me laisser répondre, il ouvre la porte vitrée de la cabine de Monsieur Mystère et m’entraîne à l’intérieur.

Une odeur de fumée de cigarette me monte aux narines. Curieusement, ça ne me répugne pas.

— Miss Delaine Talbot, lance Scott à la silhouette toujours plongée dans la pénombre en guise de présentation. Félicitations pour votre victoire, Mr. Crawford. J’ai l’impression qu’elle vaut chaque dollar que vous l’avez payée.

— Faites envoyer le contrat à mon adresse, répond une voix grave et sensuelle dans l’obscurité. (Le bout incandescent de sa cigarette qui rougeoie éclaire ses traits une fraction de seconde et il disparaît de nouveau.) Et enlevez vos pattes de ma propriété, nom de Dieu ! Je ne paie pas pour une marchandise abîmée.

Scott me lâche immédiatement et je me masse le bras, certaine que je vais avoir un bleu dès le lendemain matin.

— Comme vous le désirez, dit Scott en s’inclinant cérémonieusement. Gardez la cabine le temps qu’il vous plaira, mais prenez garde, c’est une rebelle.

Le Livre de Poche

Le Livre de Poche

Titre original :

 

A MILLION DIRTY SECRETS

 

Couverture : © Shutterstock.

 

Copyright © 2013, by C.L. Parker.

 

Tous droits réservés.

 

© Librairie Générale Française, 2014, pour la traduction française.

 

ISBN : 978-2-253-17880-4

 

 

Pour le premier chapitre d’Un million de plaisirs coupables

 

Titre original :

 

A MILLION GUILTY PLEASURES

 

Copyright © 2014, by C.L. Parker.

 

Tous droits réservés.

 

© Librairie Générale Française, 2014, pour la traduction française.