Première partie
L'AFFAIRE DES MYTHES FONDATEURS
DE LA POLITIQUE ISRAÉLIENNE
Été 1996, journal de vingt heures d'une grande chaîne nationale. Sur le petit écran apparaît la bonne tête de l'abbé Pierre, le visage éberlué, répondant maladroitement aux questions du journaliste venu le rencontrer dans sa retraite estivale du Valais suisse. Depuis des temps immémoriaux, le vieil abbé, de son vrai nom Henri Grouès, caracole en tête des sondages de popularité. Chaque année, il est reconduit à la première place des personnalités préférées des Français, loin devant Johnny Hallyday, Catherine Deneuve et Yannick Noah. Les questions du présentateur sont directes et embarrassent visiblement le héros légendaire de l'hiver 1954, le fondateur d'Emmaüs, alors âgé de quatre-vingt-trois ans, et dont la barbe, le béret et la coupe franciscaine, consignés dans les Mythologies de Roland Barthes, font partie du patrimoine national. L'abbé bafouille, tout en renouvelant timidement le soutien qu'il a apporté dans une lettre datée du 15 avril 1996 à son ami Roger Garaudy. Les chiffres du génocide des Juifs ? L'abbé ne les connaît pas précisément. Six millions de morts ? Ce n'est pas impossible, mais d'autres circulent... Peut-être faudrait-il revoir ces chiffres à la baisse... En tout cas, certains, parmi les historiens et les observateurs les plus compétents de cette période le suggèrent... Il faut certainement laisser ces spécialistes travailler, débattre des chiffres, des mots... Holocauste, génocide, Shoah, pogroms, massacres... quelle différence cela fait-il, au juste ? Ce ne sont que des chiffres, ce ne sont que des mots... L'abbé Pierre rappelle qu'un crime est un crime, et que tout crime est condamnable, quel que soit le nombre des victimes. Une victime en vaut dix, en vaut mille... Pour l'abbé Pierre, qui s'accorde quelques détours par des références bibliques aux connotations ambiguës, cela ne fait aucune différence. La scène est surréaliste. L'objet de cette interview ? Un livre de Roger Garaudy, publié aux éditions La Vieille Taupe, la librairie négationniste dirigée par Pierre Guillaume, l'éditeur du tristement célèbre professeur de littérature Robert Faurisson, et intitulé Les Mythes fondateurs de la politique israélienne.

Avant l'intervention télévisée de l'abbé, il y eut quelques articles dans la presse, passés pour la plupart inaperçus. Le 31 janvier 1996, Libération décrivait succinctement le contenu du dernier livre (alors qualifié d'« article ») de l'ancien philosophe officiel du Parti communiste, rappelant que dans le chapitre XI, intitulé « Mythe de la justice de Nuremberg », Garaudy affirmait que « les Juifs souffrirent certes de la guerre, mais au même titre que toute la population civile et que, au demeurant, des atrocités furent commises dans les deux camps ». Et dans le chapitre III, intitulé « Le mythe de l'Holocauste », on apprenait que Garaudy niait toute réalité du génocide juif, « les seuls génocides connus » étant « ceux cités par la Bible ». « Garaudy ne se prive d'aucune thèse négationniste dans son ouvrage. Pierre Guillaume, directeur de La Vieille Taupe, compte d'ailleurs réaliser “au cours de l'année 1996, une deuxième édition publique” de cet article. En s'appuyant ainsi sur un universitaire connu, un conférencier apprécié, un homme indiscutablement de gauche, il espère provoquer un émoi contre la censure dont il s'estime frappé. » Philippe Rochette, le journaliste de Libération, concluait son papier sur les liaisons dangereuses qu'entretenait depuis quelques années déjà Roger Garaudy avec certains des milieux les plus antisémites de l'extrême droite : « Roger Garaudy n'est pas passé brusquement ces jours-ci dans le camp antisémite. Depuis 1991, il a collaboré au moins à deux reprises à une revue trimestrielle, Nationalisme et République, qui se réclame de Jacques Doriot et de Céline. » 1991, c'est aussi l'année où, autour du journal L'Idiot international, qui se réclamait également de Céline, et plus précisément du Céline des pamphlets antisémites, se constitua sous la houlette de Jean-Edern Hallier ce que l'on devait appeler la tendance « rouge-brun », dont les stigmates apparurent au moment de la première guerre du Golfe. Le quotidien Le Monde daté du 31 janvier 1996 ne manquait pas de signaler à cet égard le soutien qu'apporta Roger Garaudy au dictateur Saddam Hussein : « Comme pour plusieurs anciens “rouges” passés de l'autre côté du miroir, du côté des “bruns”, la guerre du Golfe semble avoir été chez lui un moment décisif. Antisioniste, anti-israélien, anticapitaliste, musulman, son camp était choisi d'avance : celui de l'Irak et de Saddam Hussein, non dans une logique de paix, mais dans l'optique d'une victoire de ce dernier contre une guerre “coloniale”. » Au cours du mois de février, Garaudy est un homme seul, soutenu par des personnalités pour le moins discutables. Fin mars, des plaintes sont déposées contre lui et son éditeur par deux associations d'anciens déportés. D'autres suivront. L'affaire est alors circonscrite aux milieux « autorisés », c'est-à-dire vouée à une indifférence quasi générale. Un vieux philosophe aux errements intellectuels que personne ne suit plus vraiment depuis longtemps a publié un pamphlet aux relents négationnistes. Il est poursuivi en justice. Il sera certainement condamné. Rien de plus banal. Mais, au mois d'avril, la tension n'est pas retombée. Loin de s'estomper, la polémique prend de l'ampleur quand d'autres soutiens, moins marginaux, sont apportés au vieux philosophe, pathétique et marginalisé. Le premier avril, le sociologue suisse et « tiers-mondiste » Jean Ziegler, qui s'émeut des attaques dont Garaudy est la cible, lui fait part dans une lettre de son amitié et de sa solidarité : « Étant moi-même en butte à des attaques judiciaires provenant de spéculateurs, de financiers, d'un ex-dictateur africain et autres pour certains de mes livres et articles où je fais usage de mon droit à la critique, je sais le côté sournois de ces procès. Toute votre œuvre d'écrivain et de philosophe témoigne de la rigueur de vos analyses et de l'indéfectible honnêteté de vos intentions. Elle a fait de vous un des principaux penseurs de notre époque. » Le 16 avril, le père Michel Lelong prend le relais. Lui aussi écrit une lettre à Roger Garaudy par laquelle il lui manifeste son admiration, dénonçant au passage les « intellectuels et les médias », révélateurs selon lui d'une « société occidentale [...] enfermée dans une “pensée unique” aussi stérile que partisane ». Mais la lettre du père Lelong sera détrônée par celle qui va transformer la publication confidentielle du pamphlet de Garaudy en une affaire médiatique. Cette troisième missive de soutien à Roger Garaudy va permettre aux Mythes fondateurs de la politique israélienne de jouir d'une audience que personne jusqu'alors n'aurait pu anticiper.