PREMIÈRE PARTIE
LOCAL
Le terme explication, utilisé pour l'analyse des textes, est dangereux. Il paraît supposer qu'il y a de l'impliqué, du caché, quelque chose derrière ou dessous la surface apparente, un secret dans le noir du pli; comme s'il existait un fond et des lecteurs profonds. D'où l'examen et le concours, le filtre et la concurrence, qui touchent moins l'objet que le groupe qui s'en occupe. Le terme application, opérateur sans doublet opposé, indique un pli si large qu'il est au vu de tous. L'objet, le texte ici, forme un ensemble, il s'agit de le mettre en correspondance réglée avec un autre ensemble. On distingue deux familles d'applications. D'abord, des applications extérieures. Soit à tracer les chemins de correspondance entre l'ensemble de départ, le texte, de nouveau, et un ensemble d'arrivée, quel qu'il soit, un autre texte, généralement. Il faut que celui-ci soit disjoint du premier, mais sa nature est indifférente : science ou récit, collection de faits, théorie, n'importe. Il est alors possible de découvrir, s'ils y sont, des invariants de l'un à l'autre, des invariants communs, comme s'ils se montraient modèles d'une même structure. La méthode est féconde, mais elle est libre de tout critère. Elle suppose une décision, un choix, par l'indifférence énoncée plus haut. Seul un entêtement justifie l'élection de l'ensemble d'arrivée parmi tous les possibles. De deux choses l'une : ou on élimine le choix, alors il faut épuiser les possibles, et l'ensemble d'arrivée, c'est la bibliothèque, mieux, la bibliothèque de toutes les bibliothèques. Le travail est interminable ou il n'a pas de sens. Sauf à prétendre que tout texte n'est qu'une application de la totalité. Combien sont revenus d'une telle odyssée? Ou bien la décision, le parti pris têtu, découpe un sous-ensemble réputé canonique dans la bibliothèque et fixé une fois pour toutes, à quoi est appliqué tout objet d'analyse. Cela peut se dire méthode, sauf au sens étymologique, mais a la raideur technicienne d'un passe-partout. Une bonne clé ne peut ouvrir toutes les portes. Un sous-ensemble stable, sans variantes ni transformations, est un catéchisme. Deux partitions de la bibliothèque : ou les sous-ensembles disjoints se peuvent appliquer les uns sur les autres, ad libitum et selon les trouvailles, ou ils sont réputés ne pouvoir s'appliquer que sur l'un d'entre eux, et c'est la décision qui préjuge lequel. Ce dernier découpage définit les écoles et suit la pente maximum des passions sectorielles. Espaces écologiques où le problème est de survivre face aux niches d'autrui. Paix dans l'intersection des rayons, en tous points, la lumière.
Ensuite, des applications intérieures ou auto-applications. Il s'agit de mettre en correspondance réglée l'ensemble dont il est question, le texte, et l'un des sous-ensembles qui le constituent. Cela suppose que ce sous-ensemble existe et qu'on puisse le découper. D'où un certain nombre de conditions, qui apparaîtront par la suite. Mais, tout d'abord, changeons de bibliothèque. Et, pour finir, essayons d'en sortir.




Les rapports entre ce qu'on est convenu de dénommer la science et ce qu'on a décidé d'appeler littérature n'ont jamais été vraiment éclaircis. Au niveau de la critique, s'entend. Pour la production elle-même, la situation est inverse. Rares sont les auteurs ou les oeuvres tout à fait extérieurs à la science du temps. La liste serait pauvre des innocents esthètes. Ou ils n'ont pas franchi la rampe de l'histoire. L'autre liste serait complète, ou quasi, elle défie l'énumération. Au dix-neuvième siècle comme avant. Au hasard : que La Fontaine et Molière aient lu et pratiqué Lucrèce ou Épicure, cela ne signifie pas seulement qu'ils aient voulu épouser une idéologie ou une morale, cela signifie aussi qu'ils étaient de bons physiciens; que leur vision du monde peut être prise dans le sens de Dilthey, mais plus encore au sens obvie. Que les poètes de la Pléiade aient su par cœur le Timée, cela ne signifie pas seulement qu'ils étaient platoniciens, mais qu'ils pratiquaient la cosmologie. Que Balzac dédie un texte à Savary, c'est une indication exploitable. Et ainsi de suite. Nul n'a écrit derrière un mur, où protéger frileusement sa peau, mais sur un espace compact de communication. Alors survint l'école. Ou les écoles. Fondée, quelle qu'elle soit, sur une partition : la classification des sciences. Les alvéoles séparées, les bâtiments épars, les bibliothèques disjointes. Diderot est un bel espiègle, il ne connaît plus la chimie, Montesquieu ignore Newton, Montaigne n'écrit que de soi et Pascal que de Jésus-Christ. La seule solution est un éclat de rire. Les spécialistes fabriquent, en rétroaction, des imbéciles ennuyeux. Le fameux problème des rapports entre science et littérature n'est qu'un artefact. Il y a grille, mais nous l'avons posée. Si légère et fragile que la supprimer n'exige qu'une pichenette.