I — LES DÉSENCHANTÉS DE L'AMOUR
UN SADO-MASO DE L'AMOUR
Il est des livres dont la magie va droit au coeur de l'adolescence. On en garde un souvenir ému comme s'ils conservaient entre leurs pages la fièvre et la passion qu'ils ont suscitées en nous. Que cherche-t-on dans la littérature quand on a dix-sept ans? Une réponse à toutes les questions que l'on se pose, un éclairage sur les angoisses qui nous assaillent, un guide bienveillant pour comprendre cette vie dont on pressent qu'elle sera tout à la fois merveilleuse et décevante ; un grand frère qui parlerait notre langue et serait capable de nous dire ce que nous sommes, d'exprimer cette soif d'aimer et d'être aimé qui agite si fort notre cœur. Aucun écrivain n'a été mieux doué pour jouer ce rôle d'intercesseur qu'Alfred de Musset. Débauché et pur, beau et fragile, désespéré avant d'avoir vécu, malade d'un grand amour impossible, s'en consolant au bordel, cherchant dans l'alcool, dans l'amitié, un remède à ce sentiment de perdition qui l'entraîne. Il est douloureux, attachant, acharné à gâcher ses dons ; il est ce héros fragile que l'on peut rêver d'être, séduisant, romantique, toujours insatisfait, tout sauf un médiocre imbu de ses pauvres conquêtes, tout sauf un adulte content de sa réussite, repu, donneur de leçons. Il est un canevas idéal sur lequel on pourra broder tous ses rêves.
Ce grand frère a d'ailleurs conçu la littérature comme une longue et cruelle lettre à lui-même. Il se cherche comme nous nous cherchons, il hésite, tremble, frémit, se contredit. Il est en manque lui aussi de quelqu'un à qui se confier. Ses incertitudes, ses désarrois, son mal de vivre, il ne les met en scène que pour s'en délivrer et nous aider à nous en guérir. Il anime un jeu de miroirs où se reflètent les contradictions de sa vie et ses rêves désolés. Jamais Musset ne demandera à son lecteur autant de participation et de compassion que dans ce premier roman qui saigne encore d'une blessure toute fraîche, qui palpite d'une souffrance atroce comme seuls en éprouvent ceux qui ont placé l'amour au sommet de leurs espoirs et se sont retrouvés délaissés et trahis. La Confession d'un enfant du siècle est à travers une histoire d'amour la confidence d'une trahison beaucoup plus grave, plus vaste : c'est la vie qui se dérobe. Cette vie dont on attendait tout.
Ce qui complique ce drame et donne sa dimension désespérée à ce roman inégal mais envoûtant, c'est que l'amoureux trahi est lui-même un traître en puissance. Cette fidélité de la femme aimée à laquelle est tant attaché Octave - dont il fait si peu de cas pour lui-même que la débauche attire irrésistiblement — est sans doute le rêve de quelque chose de merveilleux et d'impossible. Dans le grand jeu de la passion, Octave part perdant car il sait, au fond, que ce qu'il exige des autres, de la femme qu'il aime, est trop grand pour elle. En réalité l'expérience amoureuse n'a pas d'autre fin pour lui que la révélation inéluctable de cette abjection. Il se grise de ce risque, il savoure d'avance le poison qui va lui être versé par la femme aimée. Nous oscillons sans cesse dans ce roman entre deux mondes — et cela encore correspond bien aux conceptions sans nuance de l'adolescence - entre la sainte et la putain, entre l'idéal et la débauche, entre le rêve de l'amour et sa réalité fangeuse.
Une légende durable s'est cristallisée autour de ce roman. Elle tient pour une large part à ce que ce livre est né de la grande passion de Musset pour George Sand. Jamais légende et littérature n'ont fait à la fois si mauvais et si bon ménage. La littérature crée des unions plus durables que le mariage : Musset et George Sand, qui eurent une liaison tumultueuse et malheureuse, sont cependant liés pour nous à jamais grâce à ce livre qui porte le témoignage de leur amour impossible. Ils s'étaient rencontrés en 1833 à un dîner de la Revue des Deux Mondes. Musset avait à peine vingt-deux ans et on imagine sans peine qu'il avait un charme irrésistible : ce charme adolescent qui remuait la fibre maternelle de George Sand. Ils devinrent amants et connurent à Fontainebleau des moments d'extase inoubliables. Comme si cet amour n'était pas déjà très romanesque, ils décidèrent d'aller le vivre sur ce sommet de l'art, de l'histoire et du cœur : Venise. Après avoir descendu le Rhône sur un bateau en compagnie de Stendhal, ils s'installèrent dans un de ces palais de la Lagune, résidence secondaire de la littérature, qui avait déjà vu passer Casanova, Jean-Jacques, Silvio Pellico, Byron, Chateaubriand.