INTRODUCTION
Il est possible de définir en peu de mots ce que furent l'objet et la visée d'ensemble de la pensée libérale jusqu'à aujourd'hui : le gouvernement de la liberté, comme théorie et comme pratique. Ainsi se marque la préoccupation politique, à travers laquelle le libéralisme a établi son lien premier avec la philosophie1. Au service de cette visée, trois grandes modalités ont été envisagées, tantôt de façon complémentaire, tantôt de façon exclusive, selon les auteurs. La première modalité, fortement liée au contexte historique de la monarchie absolue, consistait à soustraire la société et le sujet politique individuel à la domination du souverain, ce qui conduit à l'idéal souvent formulé du « règne des lois substitué au règne des hommes ». La deuxième modalité cherchait à concilier l'universalité caractéristique de la loi avec la réalité et la légitimité de la particularité (dans l'individu et dans la société). Quant à la troisième modalité, généralement critique envers la puissance de la loi, elle vise à conférer la garde des droits (au pluriel) à un tiers pouvoir qui est le Juge. Excellence de la loi, souci de la particularité (ou du pluralisme), tension de principe entre les droits et la loi : l'unité du libéralisme politique s'accompagne de fortes divergences, qui sont bien de type philosophique, car on s'aperçoit qu'elles mettent enjeu une idée de la raison, une idée du droit, une idée de l'homme et de sa liberté.

Le présent ouvrage voudrait définir les divers enjeux philosophiques autour desquels se sont constituées ces rationalités différentes, et établir en quoi la divergence affecte, historiquement et conceptuellement, l'unité du libéralisme. Il portera cependant davantage sur les origines philosophiques du libéralisme classique (dont la pensée de Kant constitue une phase d'achèvement) que sur les controverses contemporaines, qui ne seront évoquées qu'à titre comparatif (principalement dans le dernier chapitre). On aura notamment à souligner combien la problématique du rapport entre la liberté et la loi (la théorie de l'obligation) s'est trouvée modifiée et réorganisée du fait de l'essor (en réalité tardif) des Droits de l'homme et de la montée en puissance corrélative du juge constitutionnel.
Il faudra donc soumettre à examen l'apparente évidence d'une continuité et d'une unité de la tradition libérale — bien que la recherche du « gouvernement de la liberté » soit restée le commun dénominateur. Il faudra aussi marquer en quoi le libéralisme économique possède une spécificité, et un ancrage dans l'empirisme philosophique.
PENSER L'OBLIGATION : LA LIBERTÉ ET LA LOI
Avant de développer ces différents aspects, il convient de rappeler à quel point la pensée libérale est liée à un contexte historique et aux évolutions de ce contexte. Pourtant, gouverner les hommes dans la liberté n'est pas une idée neuve dans sa formulation, ni récente dans son apparition, puisqu'on la trouve déjà en Grèce antique chez les philosophes, et dans la conception de la vie publique. Il en va de même pour l'une des modalités de ce gouvernement de la liberté, consistant dans la soumission à la loi : une loi égale pour tous les citoyens, dépourvue de passion et impersonnelle. Le gouvernement des lois substitué au gouvernement des hommes est ce qui pour Aristote marque la différence foncière avec le pouvoir « despotique », l'autre condition de liberté étant que le pouvoir s'exerce dans l'intérêt de tous et non au profit de ceux qui gouvernent2 ; enfin, et même s'il reconnaît qu'il définit plutôt par là le citoyen du régime démocratique, Aristote conçoit le citoyen comme un être alternativement gouvernant et gouverné : sa vertu propre est de savoir aussi bien commander à des hommes libres que d'obéir en homme libre3.
Dans ces conditions, si l'on entend par libéralisme le gouvernement des hommes dans la liberté, faudrait-il parler, comme Leo Strauss, d'un « libéralisme antique4 » ? Malgré de nombreux rapprochements possibles (que l'on indiquera par la suite) ou des références explicites pratiquées chez les modernes 5, les choses sont plus complexes. Le libéralisme, sans être un objet proprement défini dans la philosophie6, a été une source d'inspiration et une visée qui a accompagné le développement de la philosophie moderne depuis la Renaissance et qui reflète les préoccupations de la philosophie moderne. On peut dire qu'il naît comme l'exigence du gouvernement de la liberté pour la protection d'un sujet moral et politique, qui est habilité à juger les actes du pouvoir qu'il a institué. La recherche de protection, la problématique du contrat, la volonté de neutralité dans le pouvoir gouvernant signent l'appartenance à la philosophie moderne. Lié en philosophie (mais non chez les publicistes) aux théories du contrat social, le libéralisme constitue l'inspiration et la visée solidaires en fait de toute la modernité, bien que s'opposant à certains courants de cette modernité. À travers la période qui s'étend de la Renaissance à nos jours, le libéralisme est porté par les mouvements du scepticisme (Montaigne), du rationalisme (Descartes), de la critique empiriste (Hume) et des Lumières (Kant). Il a donc bien un ancrage historique qui empêche de le considérer comme un objet invariant de la philosophie politique : de fait, il s'est exercé contre les deux absolutismes à la fois concurrents et alliés, la monarchie absolue de droit divin et l'Église.