Sac au dos 1a
I
Si le gouvernement de mon pays m’avait fait la mauvaise farce de gratifier mon dos de réserviste, pendant vingt-huit jours, d’un sac en peau de vache, et de tout ce qu’un tel sac comporte, il est certain que j’aurais répondu par une forte grimace à cette politesse; il est même probable que j’aurais remué ciel et terre pour obtenir sursis et dispenses, ce qui eût été, je l’avoue, d’un déplorable exemple. Mais le gouvernement de mon pays n’ayant rien exigé de moi, il s’ensuit que l’idée m’est venue de me volontairement imposer une corvée bien autrement pénible que les corvées militaires, et, malgré la chaleur, un beau matin, je suis parti à pied, sac au dos, de Marlotte à Bourbon-l'Archambault ; c'est-à-dire que, sans que rien ni personne m’y forçât, en cinq jours j’ai fait deux cent cinquante-quatre kilomètres, un joli ruban de queue, disent les postillons.
Il est vrai que j’avais, pour m’accompagner, le plus charmant homme et le plus intrépide marcheur qui soit dans le monde 2b. Comme il n’est pas peintre, il aime et il comprend la nature jusque dans ses plus intimes frissons ; comme il n’est point homme de lettres, il est fort instruit de tout, et il raisonne en perfection des choses de la littérature, de l’art et de la morale ; comme on ne le rencontre jamais à la terrasse de Tortoni, ni dans les brasseries Moyen Âge où les journalistes et les poètes apprivoisent des nouvelles à la main et des sonnets au fond des verres d’absinthe et des chopes de bière, il a beaucoup d’esprit, et du sain et du vrai esprit, et infiniment de poésie, j’entends celle qu’on n’arrache pas, par les cheveux et par les chevilles, de dedans les dictionnaires de rimes.
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Notre costume est des plus bizarres, et jamais on ne vit rien de si curieux sur les grandes routes.
Mon ami est coiffé d’un énorme béret bleu, la seule coiffure commode, prétend-il, et la seule hygiénique, pour les longues marches, sous le soleil. Une chemise de soie bien pâle recouvre son buste, au long duquel pendent gracieusement une boussole, un podomètre, un baromètre et un thermomètre. Son pantalon noir, d’une étoffe spéciale, à la fois légère et résistante, est serré aux jambes par des guêtres de soie blanche et à la taille par une ceinture de cuir fauve armée d’un couteau aiguisé terriblement. Sur le dos, un sac de toile contenant des cartes du Dépôt de la guerre, des objets de toilette, des rechanges ; et, ballottant de chaque côté sur les hanches, une gourde d’argent, remplie d’une exquise fine-champagne, et une musette dans laquelle sont empilés des marteaux de géologue, des fioles d’entomologiste, des herbiers de botaniste, des loupes, des ciseaux, des lancettes, des microscopes, et une quantité d’instruments scientifiques, tous plus inutiles et plus encombrants les uns que les autres. Des gants de peau de chien, des lunettes à verre noir, un bâton de cornouiller complètent son costume.
Le mien est moins compliqué, mais tout aussi original. Il se compose d’un chapeau vert, en feutre et à cloche, et – admirez l’harmonie – d’une blouse de molleton bleu, d’un pantalon à carreaux jaune, d’une paire de jumelles, d’un sac en maroquin, d’un block [sic], de crayons, de gants gris perle et d’un éventail japonais. Une fleur qui ressemble à une bête inconnue, une femme accroupie dans du rose qui ne ressemble à rien, et puis du bleu, du bleu qui va se dégradant et au fond duquel surgit, dans une gloire de soleil levant, le Fusi-Hama [sic], la montagne sacrée : tel est cet éventail sur lequel rôde encore un parfum de femme, et qui semble étonner prodigieusement les vaches qui pâturent l’herbe des prés, et les êtres humains qui s’en vont, courbés et lourds, le long des haies vertes et des moissons d’or, et qui s’arrêtent bouche bée, pour voir palpiter l’aile de ce grand oiseau qu’ils ne connaissent pas.
Il n’est pas possible que deux voyageurs de la sorte affublés ne conquièrent pas le monde. Tels les barbares. Hélas! nous n’avons conquis qu’une cicindèle 3c endormie sur la berge d’une route nationale, et un papillon mort depuis trois jours, et dont les ailes s’en sont allées en poudre, au premier attouchement.
Ceci soit dit en guise de préface.
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16 juillet. – Nous quittons Marlotte 4d à pointe d’aube. Personne dans ces rues tranquilles. Les volets des maisons sont encore fermés, et les maisons sommeillent encore, baignées de verdure. Comme ce joli village, si cher aux peintres, est changé maintenant! Seuls, les artistes sérieux et rangés sont restés, car ils ont, là, maison et famille. Les autres ont fui. Où cela ? Sait-on jamais vers quelles bohèmes inconnues et quels crédits inexplorés s’en vont les peintres qui n’ont pas de talent et plus d’œil dans les gargotes familières ? Aujourd’hui, le soir, plus de bruit, plus de chansons, plus de farces, plus de ces charges dites d’atelier, qui se transmettaient de génération en génération; plus de parties joyeuses avec les filles joyeuses en toilettes vagues et les modèles, torchées comme quat’sous. Nana 5e elle-même, Nana, la petite bohème, laissée en gage, à l’auberge, par des vagabonds qui avaient passé, Nana est morte ! Et les peintres, après dîner, promènent bourgeoisement leurs femmes et leurs ribambelles d’enfants vers quelque coin de la forêt, ou vont voir passer les trains, à Montigny, la station prochaine. Ils ont des vestons à la mode, des cheveux ras, des bottines pointues et ils fument, dans l’ambre précieux, des cigares de vingt sous.