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« Il se recoiffe, met ou enlève sa veste ou son écharpe ainsi qu'on lance une fleur dans une tombe encore entrouverte. »
Jean-Jacques SCHUHL, Rose Poussière.
Marc Marronnier a vingt-sept ans, un bel appartement, un boulot marrant et pourtant il ne se suicide pas. C'est à n'y rien comprendre.
On sonne à sa porte. Marc Marronnier aime pas mal de trucs : les photos du Harper's Bazaar américain, le whiskey irlandais sans glace, l'avenue Vélasquez, une chanson (« God only knows » des Beach Boys), les religieuses au chocolat, un livre (les Deux Veuves de Dominique Noguez) et l'éjaculation tardive. Les sonneries à la porte ne font pas partie de ses trucs.
« Monsieur Marronnier ? lui demande un groom avec un casque de moto.
— En personne.
— C'est pour vous. »
Le groom avec un casque de moto (on dirait « Spirou au Bol d'or ») lui tend une enveloppe d'environ un mètre carré en trépignant d'impatience comme s'il avait envie de pisser. Marc prend l'enveloppe et lui donne une pièce de dix francs pour qu'il disparaisse de sa vie. Car Marc Marronnier n'a pas besoin d'un groom avec un casque de moto dans sa vie.
Dans l'enveloppe, il n'est pas du tout étonné de trouver ceci : mais en revanche il est assez surpris de trouver cela, agrafé au carton d'invitation :
UNE NUIT AUX CHIOTTES

Grand Bal Inaugural
Place de la Madeleine
Paris
"A ce soir vieux pédé !
Joss Dumoulin
Disc-jockey "
JOSS DUMOULIN ? Marc le croyait définitivement exilé au Japon. Ou mort.
Mais les morts ne donnent pas de soirées dansantes.
Alors Marc Marronnier se recoiffe avec la main, ce qui marque chez lui un certain contentement intérieur. Il faut dire que ça fait un bout de temps qu'il l'attend, cette « nuit aux Chiottes ». Depuis un an, il passe tous les jours devant les travaux de construction de ce nouveau club, « la plus grande boîte de nuit de Paris ». Et, à chaque passage, il se dit qu'à l'inauguration, il y aura quantité de belles gonzesses.
Marc Marronnier veut leur plaire. C'est peut-être pour cela qu'il porte des lunettes. Quand il les a sur le nez, ses collègues de bureau trouvent qu'il ressemble à William Hurt, en plus moche. (N.B.: De Louis-le-Grand date sa myopie et de Sciences po sa scoliose.)
C'est officiel: Marc Marronnier aura des rapports sexuels ce soir, quoi qu'il arrive. Boudins ou pas. Il fera peut-être même la chose avec plusieurs personnes, qui sait ? Il a prévu six capotes, car il est un garçon ambitieux.

Marc Marronnier sent qu'il va mourir, dans une quarantaine d'années. Il n'a pas fini de nous embêter.



Traître mondain, rebelle d'appartement, mercenaire sur papier glacé, bourgeois honteux, sa vie consiste à écouter des messages sur son répondeur et à en laisser sur d'autres répondeurs. Tout ça en regardant trente chaînes en même temps sur la mosaïque du câble. Il en oublie parfois de manger pendant quelques jours.

Le jour de sa naissance, c'était déjà un has-been. Il est des pays où l'on meurt vieux ; à Neuilly-sur-Seine, on naît vieux. Déjà blasé avant d'avoir vécu, il cultive aujourd'hui ses échecs. Par exemple, il se vante d'écrire des bouquins de cent feuillets tirés à trois mille exemplaires. « Puisque la littérature est morte, je me contente d'écrire pour mes amis », éructe-t-il dans les soupers, en finissant les verres de ses voisines. Il ne faut pas désespérer Neuilly-sur-Seine.

Chroniqueur-nocturne, concepteur-rédacteur, journaliste-littéraire : Marc n'exerce que des métiers aux noms composés. Il ne peut rien faire entièrement. Il refuse de choisir une vie plutôt qu'une autre. De nos jours, selon lui, « tout le monde est fou, on n'a plus le choix qu'entre la schizophrénie et la paranoïa : soit on est plusieurs à la fois, soit on est seul contre tous ». Or, comme tous les caméléons (Fregoli, Zelig, Thierry Le Luron), s'il y a une chose qu'il déteste, c'est bien la solitude. Voilà pourquoi il y a plusieurs Marcs Marronniers.


Delphine Seyrig est décédée en fin de matinée et maintenant il est sept heures du soir. Marc a retiré ses lunettes pour se laver les dents. On vient de vous dire qu'il est instable de nature.


Marc Marronnier est-il heureux ? En tout cas, il n'est pas à plaindre. Il dépense beaucoup d'argent par mois et n'a pas d'enfants. C'est sûrement ça, le bonheur : n'avoir aucun problème. Pourtant, quelquefois, il lui arrive de sentir comme un souci dans le ventre. L'embêtant, c'est qu'il est incapable de savoir lequel. C'est une Angoisse Non Identifiée. Elle le fait pleurer devant des mauvais films. Sans doute lui manque-t-il quelque chose, mais quoi ? Dieu merci, cela finit toujours par se dissiper.