I
L'ENLISEMENT
PRÉAMBULE
La fin d'Hanoi
Le soir de la défaite.
Comme je me souviens de l'année noire 1954 ! Ce jour de mai à Hanoi, un défilé de la victoire doit commémorer la capitulation allemande. Des ouvriers annamites ont construit des tribunes de bois ; ils sont en train d'accrocher des gerbes de drapeaux français et vietnamiens aux arbres de la principale avenue de la ville, face au monument aux morts, quand l'on apprend que Dien Bien Phu est tombé. Mais les généraux du Grand Etat-Major décident, par orgueil ou par stoïcisme, que la parade prévue aura lieu quand même.
La mise en place est longue. L'on range les personnalités civiles et militaires aux places d'honneur, selon l'ordre des préséances. Enfin, au loin apparaît une clique de la Légion : elle joue une marche funèbre. Le général Cogny, immense, les yeux très bleus, lourdement appuyé sur sa canne, marche à pas lents vers le monument aux morts. Il dépose une couronne aux tués français des guerres d'autrefois, une autre aux tués vietnamiens. Sa figure massive est de plain-pied avec la tragédie.
La cérémonie se déroule selon tous les rites de la splendeur militaire. Cependant, la défaite est partout, sur les visages, dans les gestes et dans les cœurs. Le général décore des hommes aux traits de rescapés. Des aides de camp lui apportent des rubans sur un coussin ; il les épingle sur des poitrines, donne des accolades ; les embrassades terminées, il lève le bras, le défilé commence.
C'est la revue des ombres, des survivants, de tous les soldats que le hasard n'a pas envoyés à Dien Bien Phu. Les hommes passent en faisant, avec trop de raideur, presque avec exagération, les mouvements consacrés. Ils appartiennent aux dernières réserves du Tonkin : un bataillon de parachutistes très « jauni », quelques légionnaires, des tanks. La plupart des officiers parachutistes, en tenue de brousse, traînent la jambe à cause d'anciennes blessures. Ils ne sont qu'une dizaine ; à quelques centaines de kilomètres de là, tous les autres viennent de se rendre.
Voici, au son lent du Boudin, une centaine de légionnaires. Ils ont des visages de médaille, ils avancent d'un pas lourd et impassible. Ils appartiennent au régiment martyr de l'Indochine, à ce 3e Etrangers qui fut décimé en 1950 à Cao Bang et qui a tenu « Isabelle » jusqu'au bout. Les hommes qui défilent font partie du bataillon qui n'a pas été envoyé à Dien Bien Phu, mais qui est tombé quelques jours auparavant dans une terrible embuscade sur la route de Hanoi à Haiphong. Du 3e Etrangers, il ne reste qu'eux.
La population de Hanoi, même les Français, ne s'est pas dérangée pour cette cérémonie. Il n'y a que des débris qui passent, des officiels qui regardent. A côté de moi, dans la tribune, un colonel pleure.
— Je n'aurais jamais cru, dit-il, que les Vietminh puissent anéantir en une nuit nos douze mille meilleurs combattants d'Indochine formés en carré.
La souffrance est d'autant plus grande que l'espérance s'était insidieusement glissée dans les cœurs. On s'était persuadé que ce serait le salut si le réduit tenait encore quelque temps. Ces illusions avaient gagné les états-majors, qui commençaient à croire à l'usure des Vietminh. Dans la nuit qui précéda le drame, le commandant avait fait larguer un bataillon de parachutistes. A de Castries qui l'avait réclamé depuis des semaines, il l'avait d'abord refusé, pour ne pas accroître le nombre des sacrifiés. Puis, juste avant la catastrophe, il avait pris la décision, comme si sa foi avait soudain augmenté.
Maintenant, pendant les fanfares et les saluts de cet étrange défilé, qui ne pense aux immenses colonnes de prisonniers remontant vers le nord ? A Dien Bien Phu, rien n'est épargné. Les camions Molotova parcourent la cuvette encore fumante pour ramasser le butin. La terre calcinée est tachetée par des milliers de parachutes multicolores. Des corvées ensevelissent les morts innombrables des deux camps. Les chefs vaincus, de Castries, Bigeard, Langlais, sont soumis à des interrogatoires où cinq ou six sténographes enregistrent leurs moindres paroles. Pour eux, c'est l'abaissement aussi.
A Hanoi, l'on ignore si les Vietminh s'occupent des blessés français. On se décide à leur faire larguer des vivres et des médicaments, en souhaitant qu'ils ne soient pas confisqués.
On ne sait toujours pas pourquoi Dien Bien Phu est tombé. Il est probable que le réduit français de la jungle craqua à la façon d'un cœur malade. A la fin du défilé, mon voisin, le colonel en larmes, me donne son opinion :