TERMINUS HOLLYWOOD
Monty ou Le virage de la vie
Plato. Je me souviens que, dans La Fureur de vivre, Sal Mineo s’appelait Plato, c’est-à-dire Platon, et qu’il avait raté l’Oscar de très peu. Sur le campus, Plato planait dans les étoiles du planétarium avec des yeux ronds comme des billes et cherchait toujours à arranger les choses d’un air navré, comme s’il s’excusait d’exister. Tout le pathos de la diaspora en un regard, façon mélo glamour. Plus tard, j’appris qu’il était – ou était devenu – « gay » et avait fini sa vie assassiné par un inconnu dans une ruelle de Hollywood, à trente-sept ans, oublié de tous. Poignardé pour une dose ou une passe, frappé en plein cœur, victime à vie. Les annuaires du spectacle sont pleins de gars comme ça, quand on les rouvre vingt ans après. Le rêve avait rejoint la réalité pour lui faire un destin, le cinéma l’avait tué deux fois. Star en herbe et enfant du ghetto : Harlem, 1939 - Hollywood, 1976, ça vous pose un homme ! Natalie Wood, sa grande sœur à l’écran, disparut (c’est bien le mot) un peu plus tard, à quarante-trois ans, en tombant de son yacht à Santa Catalina, comme on plonge dans le miroir, un soir qu’elle avait trop bu et voulait noyer ses fantômes dans le Pacifique. Le rapport d’enquête suggère qu’elle se serait fondue dans l’océan comme on glisse dans son bain, un verre de gin à la main, fondu au noir, cut.
Elle avait épousé, puis quitté, puis réépousé Robert Wagner, son golden boy à elle, un peu comme Liz avec Richard au temps des Pyramides. Bye bye Maria... Son vrai nom était Natasha Gurdin, en fait Natalia Nikolaevna Zakharenko. Son histoire un roman noir. Le médecin légiste qui pratiqua son autopsie s’appelait Thomas Noguchi, l’homme qui disséquait les légendes, de Marilyn Monroe à Sharon Tate : quand vous le rencontriez dans une party et que vous étiez une star, vous priiez pour ne pas revenir un jour dans son bureau les pieds devant. Ce type-là vous avait toujours un arrière-goût de Pearl Harbor, lorsqu’il vous demandait de vos nouvelles avec un petit rire jaune : « Non merci, docteur Noguchi, pas pour moi, tout va à merveille, je vous assure. » Nick Ray, leur réalisateur, venait de s’éteindre deux ans auparavant, dévoré par le cancer et la caméra de Wenders, maigre comme un clou et paraissant sans mal vingt ans de plus. Il avait vu le monde en scope, tourné des histoires de folie et de nuit, plus grandes que la vie. Il aurait filmé comme personne la dernière scène de Nat, le yacht, l’alcool, l’océan, la chute, et puis l’agonie de Plato/Sal sur le bitume, cherchant son souffle et la dernière réplique... Mais plus de Jimmy pour lui tenir la main. Le héros, maintenant, c’était lui, et le script ne le ratait pas. Dean était mort et enterré depuis vingt ans déjà, et l’on avait regoudronné de longue date la route de Salinas, recouvert de sable l’asphalte des jungles. A Bel Air, l’empreinte de leurs mains dans le ciment n’en finissait pas de nous dire au revoir, comme les girls aux actualités Movietone, quand vous partiez pour la guerre et qu’elles soufflaient un baiser d’adieu à la caméra, léger comme une aile de papillon : cette fois, les rebelles avaient vraiment perdu leur cause. Mais quand j’entends parler de Platon, je repense au gosse de Harlem avec ses yeux de cocker, pas au philosophe d’Athènes. A chacun son histoire, la mienne est en technicolor, peuplée de héros, de traîtres et de revenants : personne n’est parfait.
Ainsi, si vous me parlez de Beverly Hills, Californie, je revois toujours la même scène, gravée dans ma mémoire comme un éternel flash-back et défilant au ralenti à la manière d’un vieux Billy Wilder : une Chevrolet vert et blanc fonçant dans les ténèbres, à travers les méandres de Benedict Canyon, un certain soir de 1956. Très précisément le samedi 12 mai vers une heure du matin. Les phares qui défilent dans la nuit hollywoodienne, le noir et blanc à flanc de colline, les pneus qui crissent... Au volant, guettant son chemin du retour entre les entrelacs de la route, Montgomery Clift soi-même, qui s’en revient d’une soirée donnée chez son amie de toujours, Liz Taylor, avec Rock Hudson. Au programme ce jour-là, une discussion mondaine sur la religion, avec un père baptiste, à propos de son film La Loi du silence ! Comme d’habitude il a bu, plus que de raison, mais surtout il a fait des mélanges. Pas par vice, non, juste pour tenir le coup. Pour dormir en arrivant, pour être en forme le lendemain, pour ressortir après-demain, bref, pour « remplir son rôle ». Car en ce moment, il tourne une superproduction MGM avec justement « Bessie », comme il l’appelle : leur troisième aventure commune depuis Une place au soleil. Celui-là, L'Arbre de vie, c’est aussi une grosse machine en costumes, qui se déroule pendant la guerre de Sécession, façon Autant en emporte le vent, et a toutes ses chances aux Oscars. Trois heures de film, Dmytryk à la caméra, un tournage de six mois, et il est de presque toutes les séquences : du sérieux, même s’il ne raffole pas du sujet. Il l’a accepté surtout pour retrouver Liz, un peu comme ce soir : elle seule le comprend, le rassure, l’écoute, comme une sœur. A priori, il ne devait pas venir, et il n’a maintenant qu’une hâte : rentrer au plus vite, surtout qu’un vent léger – ce fameux vent des collines venu du Mexique qu’on apprécie tellement après une journée de torpeur, parce qu’il vous nettoie la tête de tous vos démons – s’est levé et gêne quelque peu sa visibilité. Alors il presse l’accélérateur, pour voir. Derrière lui, la voiture d’un autre convive de la soirée, Kevin, qui ferme la marche et peine à le suivre. A trente-cinq ans, Monty a tout pour plaire, aux filles comme aux garçons, succès, talent, charme, qui font de lui le sex-symbol américain par excellence, et il est envié, sollicité, traqué. Règle numéro un : penser à se protéger, respirer, sauver sa vie. Pressé, il accélère encore à travers la route en lacet qui mène à Sunset Boulevard, l’endroit où tout commence et où tout finit toujours, et le meilleur sujet qu’il ait jamais refusé, par peur des miroirs. Dans moins d’une minute on apercevra les contreforts, la vallée, ses villas, les premiers néons, tant de destins contrariés derrière ces clôtures, ces grilles, ces volets invisibles... Tous ces rêves tapis dans la pénombre des saules frémissants, derrière l’écran, de l’autre côté du paradis. Ces demeures qu’il pourrait presque appeler par leurs prénoms : la villa Cyd, Tyrone, Marlon, la maison Astaire ou le château Hayakawa, avec leurs piscines turquoise jaillissant des sous-bois comme des sources. Hollywood by night.