I
Le juge Ti reçoit une convocation mystérieuse; il a un aperçu du paradis.

Cette première affectation en tant que magistrat provincial sur la côte nord-est du Chang-tong était une inépuisable source de déceptions. À trente-quatre ans, le juge Ti avait l’impression d’avoir achevé sa carrière. Dès son arrivée, l’an passé, il avait résolu le cas intéressant d’un trafic d’or, à présent complètement démantelé. Mais, depuis lors, cette bonne ville de Peng-lai s’était laissé gagner par la torpeur, et les talents du magistrat se racornissaient à force de n’être pas sollicités. Une ou deux affaires un peu distrayantes, par exemple l’assassinat de son prédécesseur, lui avaient permis de ne pas périr d’accablement entre les mille tâches fastidieuses dont on l’accablait. Mais plus rien d’amusant ne s’était produit depuis des mois.
Chaque semaine, chaque jour, chaque heure lui confirmait qu’il avait fait le tour des maigres possibilités offertes par Peng-lai l’ennuyeuse. La garnison veillait efficacement sur la sécurité, et la commission militaire siégeant au fort, à l’embouchure du fleuve, lui soustrayait le règlement du moindre délit, de la moindre rixe. On ne lui donnait plus à traiter que les affaires courantes, comme un cheval qui n’aurait jamais droit qu’à des ballots de paille grossière au lieu d’herbe fraîche. Pour comble de malheur, les criminels qui couraient toujours se méfiaient de lui comme d’un sorcier maléfique. Il avait acquis parmi eux une mauvaise réputation, certes profitable à l’ordre public et au vulgum pecus, mais tout à fait néfaste à son humeur. C'était à croire que les malfaiteurs machiavéliques et sans scrupules comme il les aimait se retenaient de mal agir. Le juge Ti ne se sentait plus de lassitude, à tel point que, de plus en plus volontiers, il songeait au suicide ou, à défaut, à prendre un petit congé qui lui permettrait d’oublier quelque temps cette ville boueuse, triste et banale à périr. Que n’avait-il les mêmes ressources que ses trois épouses, capables de meubler leurs loisirs d’un tissu à choisir chez le marchand, d’une visite chez une amie ou d’une chambre à décorer ! Son emploi précédent parmi les vieux papiers des archives impériales n’était guère plus enthousiasmant, mais du moins habitait-il la capitale, où l’on n’était jamais en mal de distractions. Et puis la jeunesse trouvait sans cesse le moyen de se désennuyer; au contraire, sa maturité exigeait qu’on lui livrât du grain à moudre. Ses jours étaient comme ces vagues qui venaient se briser sur la jetée du port de Peng-lai : identiques, dotés d’une apparence de mouvement, mais en réalité immobiles et promis à une rapide disparition qui ne laisserait rien d’eux.
Assis devant la fenêtre de sa bibliothèque, où il sirotait une tasse de thé en regardant d’un œil morne tomber la pluie, le juge en était là de ses réflexions quand on frappa à la porte. Le sergent Kong entra, tenant à la main un plateau laqué où reposait un rouleau de parchemin.
- Un messager militaire vient de déposer ceci pour Votre Excellence, dit-il en s’inclinant légèrement.
Le juge Ti saisit le rouleau, qui était cacheté du large sceau vermillon de la préfecture. Il s’agissait donc d’une communication officielle. « Hourrah, pensa-t-il, il existe donc toujours un Empire du Milieu derrière ce rideau de pluie, et l’on s’y souvient de ma pitoyable existence. »
Il brisa le sceau et déroula le parchemin :
« Son Excellence le préfet de Pien-fou, fonctionnaire de premier rang, ordonne à son subordonné Ti Jen-tsie, magistrat de Peng-lai, de se rendre immédiatement au yamen de la préfecture pour y assister à une importante réunion. Son escorte sera circonscrite dans les limites de l’indispensable. La durée de son déplacement est estimée à sept jours. » Suivait la signature personnelle du préfet, un homme qui ne s’embarrassait guère de formules de politesse.
Le destinataire de cette lettre comminatoire était partagé entre surprise et curiosité : quel pouvait être le motif de la réunion ? Le cas devait être grave pour que son supérieur ne prenne pas le risque de l’exposer dans sa convocation. Il était vrai, cependant, que l’omniprésente administration de l’empire Tang cultivait le mystère comme un art majeur, même sur des sujets d’une lamentable banalité. C'était tout juste si la capitale n’employait pas un langage codé pour indiquer à son employé les nouvelles directives en matière de passeports. Il y avait dans ces pratiques un acharnement désuet à soupçonner un espionnage permanent de la part de l’étranger, des sociétés secrètes, des personnes mal intentionnées ou même du citoyen lambda. La plus infime information revêtait un caractère confidentiel, surtout dans ces ports exposés à l’indélicatesse des barbares d’outre-mer. Tout message bénéficiait de la même vigilance, tout fonctionnaire était considéré comme un membre du contre-espionnage en puissance. Autant dire que la méfiance du pouvoir envers l’honnêteté ou la discrétion de ses serviteurs franchissait parfois les bornes de l’injurieux.