I
A bout de souffle
Au lendemain de l'élection présidentielle, on s'est beaucoup interrogé autour de vous tous sur la tactique que vous deviez adopter: vous emparer du parti socialiste ou constituer autour de vous un vaste mouvement qui vous aurait permis à vous, Lionel Jospin, d'être le dirigeant de presque toute la gauche et de vous imposer au parti socialiste sans avoir à passer de compromis avec ses trop célèbres courants. Je n'avais aucune raison d'intervenir dans ce débat, n'étant pas membre du parti socialiste et ne l'ayant jamais été. Les événements ont justifié mon silence puisque vous, Lionel Jospin, avez été presque naturellement poussé à prendre la direction d'un parti réduit à l'impuissance depuis ta chute, Michel.
Mais la politique n'est pas seulement l'affaire des partis. La démocratie demande à chacun d'entre nous de participer à la gestion des affaires communes. Et la crise de la politique, de la société et de la nation est si profonde qu'elle appelle la réflexion de tous. Les responsables politiques, comme vous, doivent assurément faire chaque jour des choix concrets, élaborer des programmes et en mesurer les conséquences; mais ce sens pratique perdrait son efficacité s'il n'était pas solidement associé à une vision plus globale, reliant l'analyse des situations et l'affirmation de principes d'action à l'appel à l'opinion publique et aux groupes d'intérêts. Or cette vision n'existe plus ou se réduit à un discours démenti par quatorze ans de présidence socialiste. La gauche semble écartelée entre une pratique réaliste de droite et un discours qui sonne aussi creux que les déclarations des éphémères présidents du Conseil de la IVe République. Parallèlement, il est utile que les intellectuels sachent orienter leur réflexion et leurs analyses vers la recherche de solutions à des problèmes sociaux ou culturels et lui confèrent ainsi une dimension politique, au sens le plus noble de ce mot. Essayons donc de mêler nos pas, de participer avec le plus grand nombre possible à la renaissance du débat public dans un pays qui a si longtemps passé pour avoir la tête politique et qui paraît aujourd'hui désabusé, défiant et désorienté.


Les intellectuels se sont détournés, depuis le début des années quatre-vingt, d'une politique qui leur semblait se réduire à des discours creux et dérisoires face au triomphe sans partage de la logique économique ou de la brutalité soviétique. Certains d'entre nous ont essayé un temps, avec la CFDT d'Edmond Maire et avec toi, Michel, de renouveler la gauche. Nos efforts ont été emportés par la logique implacable d'une nécessité économique que la politique officielle ne comprenait pas et ne pouvait donc pas maîtriser. Il est nécessaire que les intellectuels s'intéressent à nouveau à la vie publique au lieu de s'enfermer dans une pensée purement critique ou dans une action purement instrumentale. Il y a quelques mois, dans un article du Nouvel Observateur que m'avait demandé Jean Daniel, j'invitais les intellectuels à se mettre au travail pour reconstruire la vie politique. Voici ma propre réponse.
La globalisation
Le point de départ obligé de toute réflexion sur la France, comme sur n'importe quel autre pays, n'est pas un débat idéologique ou un conflit social; c'est un fait économique, le triomphe de ce que certains appellent la globalisation, et d'autres l'économie-monde. Cette observation, apparemment banale, signifie que les problèmes du marché international et du changement social sont plus pressants, plus décisifs, que les« rapports de classes ». D'aucuns pensent que cette situation est appelée à durer indéfiniment, dans la mesure où nos sociétés contemporaines se définiraient par des changements incessants et assez peu reliés les uns aux autres, et non plus comme des systèmes ou des modes de production. J'ai une opinion contraire, mais peu importe ici, car nul ne peut nier que le monde entier bascule, depuis vingt ans, d'un mode de changement impulsé par l'État vers un autre mode, régulé celui-ci par le marché mondial, en particulier par le capital financier qui s'y déploie et y cherche le profit. La France n'échappe pas plus qu'aucun autre pays à cette mutation historique, mais elle fait partie des pays, comme le Brésil, l'Inde et, de manière bien différente, la Russie, qui s'engagent lentement et difficilement dans cette situation nouvelle, alors que d'autres, comme la Pologne ou la Hongrie, le Chili ou le Maroc, la Chine où le Viêt-nam, ont jeté toutes leurs forces dans des transformations dont il faut rappeler une fois pour toutes qu'elles peuvent être gérées de manière aussi bien autoritaire que démocratique.