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Tantale et la grenouille

Le principe de réalité possède une caractéristique incontournable : il finit toujours par se rappeler à nous. Si la crise actuelle ne devait avoir qu’une vertu, elle aurait au moins celle-ci : nous avertir, une fois encore – la dernière ? –, que le XXIsiècle risque d’être celui de tous les périls.

Car les événements se sont précipités. Ce qui, il y a peu encore, constituait une approche marginale s’est brutalement invité dans le débat public sous l’effet de la crise écologique et financière. Nous voici placés au centre d’un véritable nœud de tensions dont la combinatoire forme une vaste crise systémique. Il était plus que temps d’en prendre conscience ; ce n’est pas nous qui marchions sur la tête dans notre dénonciation des mille maux dont souffre cette société, mais le mode de fonctionnement général de cette même société, dont l’aplomb paraît aujourd’hui bien fragile. Après nous, d’autres découvrent avec effroi que l’illusion de notre grandeur a laissé place à la certitude de notre pauvreté. Car si la Terre est devenue trop petite pour contenir le progrès mégalomaniaque des hommes, elle l’est également pour le profit inconsidéré d’une finance tout aussi mégalomaniaque qui a choisi le profit inconsidéré à court terme.

Jusqu’alors, les alertes lancées au cours des conférences internationales sur le climat et la biodiversité autant que lors des Sommets de la Terre, celui de Rio comme celui de Johannesburg, étaient restées sans grands effets. Les militants écologistes avaient beau se frotter les yeux, un fait irréfutable continuait d’être largement ignoré par l’ensemble de la communauté internationale : l’empreinte écologique de l’homme a dépassé largement les capacités de la planète à répondre aux besoins de l’espèce humaine, et les différentes agressions qu’il lui fait subir aliènent sa capacité de réponse et de tolérance.

Mais nous n’étions pas à une omission près. C’est aussi l’époque où la presse nous expliquait que la Bourse permettait à des inactifs de multiplier leurs gains en quelques mois ; que le grand casino de la finance mondiale marchait à coups de rachats d’entreprises, de sursalaires, de parachutes dorés, de paradis fiscaux et de licenciements massifs ; et qu’il ne fallait pas s’en scandaliser car, au-delà de certains enrichissements excessifs et de pratiques sociales douteuses, le système permettrait bientôt au monde entier de goûter aux ivresses de la consommation. Le plus fort est qu’un tel discours choquait peu de monde. Une financiarisation excessive par rapport à une économie réelle à bout de souffle ne semblait pas poser plus de problèmes que la surexploitation de ressources naturelles en voie d’épuisement. À grand fracas de performances en tout genre, la planète entière était ainsi convoquée au triomphe du virtuel sur le réel.

Et puis la bulle financière a éclaté, faisant exploser en plein vol un système que d’aucuns pensaient éternel. L’opinion mondiale a alors découvert que la même logique de démesure, cette fameuse hubris dénoncée par la pensée grecque, se retrouvait à l’origine de la crise écologique, de la crise financière et de la crise sociale. C’est elle qui a lancé hommes et sociétés dans la course folle d’un productivisme oublieux des exigences écologiques comme dans une politique financière et monétaire déconnectée de la vie économique réelle. Désormais nous nous retrouvons à la croisée des chemins. Le choix des routes qui s’offrent à nous est limité : subir la récession, attendre que tout reparte comme par le passé, ou réfléchir à un nouveau modèle d’évolution, tant il est vrai qu’aujourd’hui la question qui se pose est : comment prospérer sans croître ?

Cette place nouvelle qui nous est assignée n’est pas sans faire écho à celle d’un célèbre personnage que décrit Homère dans l’Odyssée. Tantale, puni par les dieux, est condamné à un triple supplice : placé au milieu d’un fleuve sous des arbres fruitiers, il voit le fleuve s’assécher quand il se penche pour boire, et les branches s’éloigner lorsqu’il tend la main pour se nourrir. Pour compléter ses supplices, un énorme rocher menace de lui tomber à tout moment sur la tête, lui inspirant une angoisse permanente. Aujourd’hui nous sommes tous devenus les fils de ce misérable Tantale. Durant longtemps, les plus naïfs d’entre nous – ou les plus cyniques – pensaient qu’un sort si pathétique était réservé aux pauvres de la planète, aux gens des pays du Sud ou aux exclus du Nord. Mais la crise nous a appris que nous ressemblons tous au géant foudroyé. Car aux mille maux d’une pénurie prochaine est venue s’ajouter la peur d’une catastrophe imminente. Le rocher lui-même a basculé. Où tombera-t-il ? Sur quelles têtes, avant de rouler sur quelles autres ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous nous retrouvons dans une position délicate.