Jeux
On jouait à pigeon vole et je ne savais pas ce que c’était. On jouait à la balle au prisonnier. Là je savais bien ce que c’était. Il y a toujours un moment où tu cesses de lancer la balle et tu te retrouves au milieu, à la place du prisonnier. Il y avait les prisonniers politiques et puis les gangsters prisonniers, il y avait aussi le père de Philippe et le mien. Le mien je ne l’avais jamais vu, et je ne pouvais pas savoir à qui je ressemblerais, plus tard. On jouait au jeu des sept familles. Mais nous tous à l’école, on avait vu le père de Philippe Quintin à la porte de la classe, et il était plus grand que le mari de madame Luters. Il portait une veste et des lunettes teintes en jaune, comme souvent dans ces années-là, des lunettes de coureur de rallye ou de comptable en fuite. Il a regardé partout dans la classe et ses yeux se sont posés sur Quintin. Philippe a rougi et puis il a passé le reste de l’après-midi à essayer de retenir ses larmes, ses pets, son envie de partir le rejoindre, il a taché tous ses cahiers. Son père n’avait pas l’air d’un méchant prisonnier. S'il avait été méchant il n’aurait sans doute pas souri aux murs, à tous puis à Philippe, avant d’être transféré en fourgonnette vers la maison d’arrêt.

À la balle au prisonnier je tenais rarement plus de cinq ou six lancers de balle, avant d’être mis hors jeu. Quand on y jouait, on s’échauffait très rapidement les oreilles et on hurlait éliminé! Éliminé! Et c’était vraiment un supplice de prendre la place du prisonnier, et une joie d’en éliminer un, surtout si tous les mômes de ma classe jouaient. Mais d’autres fois, c’était crève-cœur, comme pour Philippe de voir son père à la porte de la classe, et de le laisser disparaître pour plusieurs mois, ou alors pire que plusieurs mois, deux ans ou trois.
Quand le père de Philippe avait dû partir, les deux gendarmes étaient venus à sa hauteur. Ils étaient restés en retrait pour ne pas se montrer à la porte avec lui, le laissant nous sourire à tous et à Philippe, derrière ses lunettes jaunes en goutte qui font penser aussi aux silhouettes de bars louches de Grenoble, de Genève, d’Annecy, et même à l’incendie du Cinq Sept à Grenoble. Mais on avait vu leurs képis. Leurs képis dépassaient par les hautes fenêtres entre la classe et le couloir. Comme ça on avait tous su pour de vrai que le père de Philippe était prisonnier. Philippe était un bon tireur. Il ne hurlait pas avec les autres : «Prisonnier! Éliminé ! » tant que nous étions très nombreux à jouer. On éliminait d’abord les filles, sauf Annette, qu’on avait du mal à éliminer. Elle faisait du ball-trap avec son père, alors ça ne comptait pas. Puis il n’en restait que quelques-uns, de moins en moins, et le mari de notre maîtresse qui faisait aussi entraîneur de foot pour notre équipe venait nous regarder. Parfois, il enlevait même sa blouse pour jouer avec nous. Puis il ne restait presque plus d’élèves, et Philippe.
Cette fois, il a été fait prisonnier. Il est devenu très blanc et il n’a pas pensé à retenir ses larmes, lui qui voulait seulement échapper à la balle qu’on lui lançait, encore, encore. On était tous là sans dire un mot et on n’entendait plus que la balle, et Philippe faisait des grands han, han, en se jetant sur le goudron de la cour pour l’éviter, pour s’échapper. Je ne sais plus si c’est Jean-Claude ou Annette qui l’a dégommé. Il a reçu la balle en pleine poitrine et il s’est effondré au milieu de la cour. Il pleurait doucement, sans arrêt. Quand monsieur Luters a donné un coup de sifflet, on est tous allés se mettre en rang, on n’était pas nombreux dans notre école, à la montagne. Mais Philippe n’a pas bougé. On l’a laissé tranquille. Monsieur Luters a seulement regardé dans sa direction et Philippe ne pleurait plus, mais au bout d’un moment, le temps qu’on ouvre nos livres de conjugaison, il avait déjà disparu.

La cour était vide. On a dû rester là à faire notre grammaire en écoutant les mouches voler. Mais Philippe avait disparu. On a eu temps libre du coup et c’est madame Nguyen de la pharmacie d’en face qui est venue nous surveiller. Elle nous regardait très fixement, à cause du dessin de ses yeux soulignés de noir au-dessus, du bleu en dessous, et même sur les côtés. Monsieur Luters s’était mis à courir vers le champ derrière, puis il est revenu avec notre maîtresse qui était très gentille avec Philippe, avec moi et tous les autres mômes de la classe. Sauf peut-être avec Jean-Claude, qui ne comprenait rien. Elle lui tirait les oreilles. Jean-Claude avait les oreilles toutes rouges, la peau très blanche, il était pressé d’être grand pour arrêter l’école. Tous les mômes jouaient à se tirer les oreilles. C’était très grave, la disparition de Philippe.