CHAPITRE PREMIER
J'étais encore coiffé aux enfants d'Edouard. Tous les matins, « Pauvre fille » me menait au pensionnat des soeurs de la Visitation, rue Montgrand. J'avais un costume de lord écossais : une petite veste de velours noir en forme de cotylédon de fève, une chemise de linon fermée au cou par un cordonnet de soie, de petites culottes bouffantes en satin vert, de beaux bas de fil et des souliers à boucles. Et une toque rouge en chèvre du Thibet teinte en pourpre vif. Et fléchée d'une plume de canard sauvage.
Nous habitions un peu haut sur la hanche de Notre-Dame-de-la-Garde, dans cette vieille forteresse des chevaliers de Malte qui servait d'entrepôt pour les aveugles. Je me suis toujours demandé comment mon père était devenu directeur de cette institution, président de cette république d'ombres, de cris et de silence. Il y était tellement habile qu'on pouvait oublier chez nous n'importe quel aveugle, mâle ou femelle, et vert ou vif, il y avait ici de quoi les contenter indéfiniment.
« Pauvre fille » et moi, nous partions à sept heures tous les matins, hiver comme été. Ces dames de la Visitation exigeaient des élèves rendus frais à l'instant même où elles sortaient de matines qu'elles disaient un peu tard, juste de quoi profiter de l'opium des engourdissements de l'aube. Minutes où l'encens, l'orgue, le latin et le cierge font frémir l'esprit comme des gouttes d'eau qui tombent dans des bassins plats. Vers les sept heures et demie, on me livrait à des mains irisées.
Mais, à sept heures précises, quand nous sortions de la maison, c'était le matin sur la mer, par-delà des rochers blêmes et trois cyprès. Le vent du nord frappait ma plume de canard sauvage. Elle frémissait jusque dans les racines qu'elle avait plantées dans ma tête. Par-dessus les collines de l'Estaque, fumaient les poussières de la Crau. Un des cyprès, le plus long, s'en allait, à travers la mer, jusqu'à Planier. Mais, à partir de là, sous les premiers rayons de soleil glissant à travers les falaises de Cassis, le large était d'une eau entièrement nue.
« Pauvre fille » était très sensible à la liberté. Elle n'avait que ça en tête. « Allons », disait-elle. J'avais chaque fois l'espoir que c'était pour poser notre premier pied sur le rocher, notre second sur le cyprès, notre troisième dans le bleu du large, notre quatrième de l'autre côté où le monde verdoie. Car nous ne formions plus, elle et moi, qu'un seul quadrupède libre. Mais c'était pour prendre simplement une de ces sept ruelles en escalier qui descendaient dans Marseille, noire de ses fumées. Nous nous vengions en dévalant à toute vitesse les larges marches. J'aimais beaucoup les jupes de « Pauvre fille » qui faisaient un bruit d'ailes. C'était l'heure où circulaient les premiers omnibus. Des nuées de moineaux tombaient des arbres du cours Notre-Dame et venaient voleter jusque sous la queue des chevaux. On rencontrait le ferblantier en chapeau melon, avec sa boîte d'herboriste pendue à l'épaule. Sous ses fumées, la ville était bleue et elle grondait doucement derrière ses fenêtres. Au milieu de la rue Paradis, entièrement déserte, une vieille femme, immobile, chargée de brassées de journaux qu'ébouriffait le vent, claquait avec un bruit de palmes. La rue Sainte soufflait une odeur de chou vert; la rue Verger soufflait une odeur de poisson. Des encorbellements des maisons bourgeoises coulait l'odeur des nids d'hirondelles. Aux joints des boutiques encore fermées suintait l'odeur des draps ou des cannelles, ou des vins dans des mesures de plomb, ou des livres, ou des parfums de coiffeurs, ou des cuirs, ou des fers, ou des couloirs avec des compteurs à gaz, et des poubelles derrière les portes, ou des cours sombres où le linge met longtemps à sécher, ou des vanilles devant certaines petites épiceries qui sentaient en même temps le pétrole lampant, les graines sèches, l'anchois et les fruits exotiques, et, en passant devant les portes de ces épiceries, je voyais leurs devantures fermées s'enfoncer et se fondre dans les lointains de la mer. Nous passions aussi devant un long mur percé de fenêtres sales, derrière lesquelles on entendait des bras de fer brasser une étrange pâte qui sentait le papier et l'encre d'imprimerie; nous passions devant des terrasses de cafés entr'ouverts, dans lesquels on voyait des femmes de ménage qui promenaient des balais entre des colonnes de chaises cannées, entassées les unes sur les autres, et alors sortait à notre rencontre une odeur de sciure d'alcool et de tabac qui impressionnait fortement « Pauvre fille », car je sentais sa main se tendre comme la corde quand le vent gonfle le foc; je regardais en haut ses yeux qui se perdaient ; puis, nous passions devant la porte qui sentait la toile à sac et le crottin de cheval, et le bras de « Pauvre fille » redevenait mou comme la corde d'une voile qui faseye, puis nous passions devant la boulangerie qui sentait le pain chaud, la boucherie qui sentait le sang sale, le fleuriste qui sentait l'herbe, les cabinets qui sentaient l'urine et une forte odeur de café fumant, les bureaux de la banque qui sentaient également l'urine, les bureaux des hommes d'affaires, des avoués, des huissiers, des commissionnaires, dont les vestibules sentaient également l'urine, plus le crachoir et le cendrier froids, puis les bureaux des exportateurs et des assureurs maritimes qui sentaient l'urine de chien et le soufre qu'on avait répandu contre les bornes des portes cochères pour éloigner les chiens, puis, tout de suite, une boulangerie qui sentait une adorable odeur de brioche chaude, où d'ailleurs « Pauvre fille » achetait la brioche de deux sous de mon déjeuner. Après, tout sentait la brioche, le papier fou et la chaleur. Dans quoi le vent du nord donnait de grands coups grondants qui sentaient le roseau, la poussière, la corne de bœuf, le thuya, l'azur, le froid et la montagne.