PREMIÈRE PARTIE
Des fontaines d’eau vive
« Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. »
Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc,
Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle,
article « Restauration », 1856

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Conservatrice à tout faire
Château de Versailles,
lundi 22 novembre 1999, 8 h 15
Pénélope galope. Elle ne voit déjà plus l’entrée solennelle du pavillon Dufour, les marches de pierre grise, la porte des conservateurs et du personnel, les hautes boiseries blanches qui cachent l’ascenseur. Nouveau poste, nouveau lieu, enthousiasme : elle respire l’air glacé avec bonheur.
Elle arrive le plus tôt possible, avant les autres conservateurs, mais en même temps que la secrétaire du président Vaucanson. Elle a fait un détour pour saluer les surveillants de service de l’autre côté de la cour, derrière leur banque d’accueil en bois grand style Réunion des musées nationaux. Le QG de sécurité du château, mal commode, ouvre sur la cour. Ça sent le café noir. Le matin, devant la porte rouge du monte-charge, les pompiers plaisantent. Aucun des membres du « personnel scientifique » n’est encore là, même ceux qui logent sur place. Pénélope refuse une tasse en souriant.
Aile des Ministres côté midi ; aile des Ministres côté nord ; pavillon Gabriel ; pavillon Dufour, cour de Marbre. Wandrille lui a dit qu’elle rebondissait entre les bras de briques et de pierres qui enserrent la cour d’honneur comme une boule dans un flipper. Elle n’est pas certaine que c’était un compliment. Elle a pourtant maigri. Elle passe la journée au bureau, part bonne dernière. Elle apprend vite : dans un nouveau poste, on est toujours un imposteur au début. Elle a horreur de ça. Elle s’est juré que cette phase serait la plus brève possible. Entre deux rendez-vous, elle dévore les inventaires des collections, avale les quatre volumes du catalogue des peintures, les livres consacrés au mobilier royal, les notes de ses collègues conservateurs, les rapports d’activité des années passées, les articles savants. Elle a commencé depuis deux mois, dès qu’elle a appris son affectation. Elle lit les mémoires du comte de Tilly, les souvenirs de Félix, comte d’Hézecques, bien moins connus, elle ouvre au hasard, chaque soir, un volume de Saint-Simon, ou les lettres de la princesse Palatine, pour sentir l’esprit de la cour. L’avantage d’avoir préparé le concours qui permet, chaque année, à trois ou quatre étudiants en histoire de l’art de devenir conservateurs du patrimoine dans la spécialité qui s’intitule « Musées-État », c’est de savoir travailler à toute allure. Et des lectures de fraîche date, ça permet parfois de bluffer de vieux spécialistes qui ne se souviennent plus très bien. Elle déjeune tous les jours avec un interlocuteur différent, veut tout savoir et connaître tout le monde. Si cette boulimie pouvait ne pas s’accompagner de tablettes de chocolat au lait, elle se sentirait heureuse.
L’agenda de Pénélope, dix jours après ses débuts à Versailles, ressemble à un grimoire de sorcière. Sa tête ébouriffée, pense-t-elle, est assortie. À qui pourrait-elle bien demander l’adresse d’un bon coiffeur dans cette ville ?
Elle salue Marie-Agnès, elle-même coiffée comme Marie-Antoinette à l’échafaud, qui filtre les communications avec une astuce de première dame d’honneur. Elle lance un regard essoufflé au grand portrait de Soufflot. Que fait dans le vestibule ce tableau montrant l’architecte du Panthéon ? Un accrochage provisoire des années 1970 qui a dû perdurer.
Pénélope dispose d’un morceau de bureau depuis la veille, d’un téléphone, de vingt pour cent du temps de la secrétaire de l’étage, Vanessa, qui a été reine de la Mirabelle à Metz en 1991, ce dont témoigne un article jauni et encadré. Vanessa lorgne la place de Marie-Agnès. Tout le monde a voulu prendre rendez-vous avec Pénélope. Nouvelle venue dans cette nasse qui aimerait tant jouer au marigot, elle a beaucoup de succès avec les crabes, vieux et jeunes, qui sont tous venus faire leurs numéros de crocodiles devant la débutante. On lui a proposé pour son nouvel appartement un réfrigérateur hors d’âge, deux tapis, des tabourets en plastique. Elle a rencontré le jour de son arrivée le lointain président, fort aimable, Aloïs Vaucanson, conseiller d’État et bibliophile compulsif.