La paix considérée sous le rapport des intérêts
20 janvier 1832
(date d’inscription dans Le Globe)



Après les événements de juillet les esprits étaient préoccupés des souvenirs de la révolution française ; l’idée de la guerre traversa tous les esprits. On sentait que ces événements avaient un caractère européen ; mais on ne concevait pas que les principes d’émancipation pussent se répandre sur l’Europe autrement qu’à la suite des armées françaises ; on croyait que, pour pénétrer, le progrès devait avoir son passeport écrit sur un boulet. Ceux même qui éprouvaient le plus vivement le besoin de la paix le ressentaient en égoïstes. S'ils repoussaient la guerre, ce n’était point qu’ils eussent en eux un sentiment des véritables intérêts européens supérieur à celui qui animait les libéraux ; c’était plutôt parce que, dépourvus de larges sympathies, imbus des préjugés d’une nationalité étroite, ils se refusaient à exposer la France à un choc violent et ruineux, avec la pensée cependant que ce choc eût été utile au monde. Le sang français ne doit couler que pour la France, dit M. Périer : Chacun chez soi, chacun son droit, dit M. Dupin.
Nous-mêmes alors nous partageâmes l’erreur commune. Sortis récemment des rangs des libéraux, nous caressions encore quelques-unes de leurs chimères. Plusieurs fois, de novembre 1830 en juin 1831, le Globe a dit à ses lecteurs : « La guerre est inévitable. » Un seul homme parmi nous sentait nettement que le règne de la force brutale était à son terme ; que l’Europe ne pouvait plus être mise à feu et à sang de Cadix à Saint-Pétersbourg. Seul, calme au milieu des troubles de tous les rois, de tous les cabinets, de tous les hommes politiques, il pressentait que le progrès des nations s’accomplirait pacifiquement ; cet homme est celui qui depuis deux mois est seul au sommet de notre hiérarchie.
Il y a cinquante ans le système industriel de l’Europe était fort peu avancé. La population ouvrière était peu considérable relativement à ce qu’elle est aujourd’hui. La plupart des grands centres de fabrication n’existaient pas ou n’étaient qu’en noyau. La presque totalité des bras était employée à l’agriculture, et l’agriculture alors était ce que malheureusement elle est à peu près aujourd’hui encore, c’est-à-dire barbare, féodale, et presque complètement isolée, dans son mouvement, des institutions de crédit. Alors il n’y avait pas comme aujourd’hui entre les commerçants de tous les pays, sinon association, du moins solidarité évidente. La puissance des banquiers était alors rudimentaire. Une guerre alors déplaçait assurément beaucoup d’existences, une guerre était alors une source de perturbations déplorables. Toutefois alors la guerre n’ébranlait pas l’ordre social dans ses fondements les plus intimes.
Depuis lors est survenu d’abord le blocus continental ; système fort vicieux lorsqu’on l’envisage tel que Napoléon l’avait conçu, et en face du but qu’il s’était proposé en le décrétant. Mais il est écrit que tous les projets, même les plus rétrogrades, les plus extravagants, finissent par tourner au profit de la civilisation. Telle est la loi providentielle qui régit l’humanité ; ainsi s’aplanit sans cesse pour les populations la voie du progrès, malgré les efforts des puissants génies qui viennent par moments se mettre à la traverse. Mettre hors la loi le peuple le plus travailleur, intercepter, par décret daté de Berlin, les relations commerciales les plus importantes qui fussent au monde, était un rêve tel qu’en pouvait former un géant audacieux qui, s’appelant l’homme du destin, avait pensé que sa volonté était la providence de la terre. Néanmoins, en fait, le blocus continental a singulièrement favorisé le développement manufacturier du continent. La paix dont le monde a joui depuis 1815 a bien autrement changé la condition de 1’Europe. L'industrie manufacturière a pris un essor prodigieux.
Ce résultat est très sensible en France. Les villes de fabriques y ont doublé de population depuis 1790, et ce surcroît de population est presque entièrement absorbé par les travaux des manufactures et des ateliers qui en ressortent. Lyon et Rouen et les villages qui les environnent ne sont plus reconnaissables : Saint-Étienne et Mulhouse, qui n’étaient que de petites villes, se sont transformées en grandes cités. L'Alsace et la Lorraine d’un côté, le Forez et le Dauphiné d’un autre, se sont couverts de filatures, de fabriques de cotonnades, de soieries et de dentelles. La Flandre et l’Artois sont parsemés de ces hautes cheminées qui indiquent au loin la présence des machines motrices. Le sucre de betteraves dans les départements du Nord, la porcelaine dans le Limousin, la soude dans la Provence, les aluns et les tissus de coton dans l’Aisne, sont des industries qui n’existaient pas même en germe il y a cinquante ans. Dans la Champagne et la Bourgogne la fabrication du fer, de la fonte ; dans le Doubs et dans les Vosges, celle du fer-blanc et de la tôle s’est considérablement élargie. L'exploitation des mines, qui était grossière, superficielle et bornée, a décuplé peut-être depuis lors ; et cependant elle est bien rétrécie encore en comparaison de ce que l’on sent qu’elle doit et peut être. Car, par exemple, les riches bassins houillers de Firmy (Aveyron), d’Alais (Gard), de Saint-Gervais et de Bédarieux (Hérault), sont à peine effleurés, et un grand nombre de gîtes sont tout au plus reconnus. Il n’est pas un cours d’eau le long duquel ne s’échelonnent des forges ou tréfileries, des lavoirs à mine, des moulins à farine, à huile ou à cailloux, des papeteries et des scieries ; pas de pays de plaine sur l’horizon duquel ne se projettent les hautes cheminées des machines à vapeur. Les fabriques de produits chimiques qui n’existaient pas il y a cinquante ans abondent aujourd’hui ; en un mot, depuis un demi-siècle la civilisation a enfanté en France des milliers d’établissements dont la vie est le crédit. Leur prospérité est la seule condition d’existence de plus de six millions de têtes qui y gagnent leur salaire au jour le jour, et d’une foule innombrable de capitalistes et de rentiers grands et petits qui y ont placé ce qu’ils possèdent. De leur maintien dépend celui de presque toutes les fortunes ; car tous les intérêts sont inextricablement liés à un intérêt aussi grave. S'ils venaient à s’arrêter, ce serait une paralysie du corps social.