Aujourd’hui, j’ai appris la mort de Clara. Dans la nuit du 22 au 23 août 2007, sa gorge a émis un son rauque, puis un second. Sa bouche s’est tordue, son cœur s’est arrêté de battre. Elle allait avoir cent un ans. Ma mère m’a téléphoné le jeudi à 14 h 16. Elle a laissé un message, j’ai compris à sa voix de petite fille que quelque chose clochait. Je l’ai immédiatement rappelée. « Maman est morte cette nuit », m’a-t-elle annoncé. C’est la première fois que je l’entends dire « maman » en parlant d’elle.
Clara n’a pas souffert, « elle est partie paisiblement », selon la formule du corps médical. Depuis un an et demi, elle vivait dans une maison de retraite. Elle avait mal à la hanche et partout dans les jambes. Son médecin lui avait dit qu’elle ne pouvait plus rester seule dans son petit appartement de la rue Cardinet. « Trop fragile. » Elle s’était finalement résolue à se laisser transporter là, près de chez son fils. Ça n’a pas dû lui plaire. Clara n’aimait pas les vieux, elle les trouvait « sales » et « rasoirs ». Elle se flattait d’avoir enterré tout son entourage, ses maris y compris. Ses amis, ses compagnons de bridge avaient trente ou quarante ans de moins qu’elle et, souvent, une bien moins bonne santé. Maintenant qu’elle était loin, exilée en banlieue parisienne, ils ne venaient plus la voir, ou si rarement.
Quelques mois auparavant, elle s’était cassé le genou. « Elle a voulu faire sa coquette, elle a marché sans ses béquilles et elle est tombée », a expliqué le frère. Au début, elle a bien tenu le coup, porté sans broncher un plâtre qui lui enserrait toute la jambe. Et puis, le moule en résine enlevé, elle a compris dans les silences des médecins qu’elle ne remarcherait jamais. Elle avait des escarres. C’était gênant et ça la dégoûtait. Elle ne supportait pas de dépendre des infirmières pour s’habiller ou aller aux toilettes. Elle avait toujours tout fait toute seule. Elle a commencé à dire qu’elle en avait assez, ça serait mieux pour tout le monde qu’elle s’en aille. Elle mangeait de moins en moins, même le champagne ne lui faisait plus envie. Ce soir-là, les douleurs se sont ravivées. Elle a appelé l’infirmière. « On va vous soulager. » Clara a dit oui. Pour la première fois, elle n’a plus eu envie de se battre. Son corps devenu si maigre était emmailloté dans une robe de chambre de piètre qualité. Sa perruque, noire comme jais, lui tombait trop bas sur le front. Elle avait du mal à se redresser sur le lit, à surnager entre les oreillers. Le médecin de garde est venu, il a doucement fait glisser la molette de la perfusion entre son pouce et son index pour augmenter le débit du goutte-à-goutte. Il lui a souri. La morphine, coulant de veine en veine, a réchauffé son corps. Elle a fermé les yeux. Peut-être a-t-elle repensé à sa vie, à son pays d’origine, à cette enfant qu’elle n’a pas aimée. Ou bien s’est-elle tout simplement endormie, se laissant transporter par la délicieuse sensation de l’anesthésiant.
Huit ans plus tôt
Dans le taxi qui me conduit avenue des Gobelins, je me repoudre le nez à toute vitesse. Les particules beiges se prennent dans les gouttelettes de sueur et ça fait des paquets. Je peste en tentant d’étaler le surplus. J’ajoute, pour la énième fois de la journée, du rouge sur ma bouche. La voiture force le passage place de la Bastille à grands coups de klaxon. Il fait trop chaud. Je fouille mon sac à la recherche d’un papier pour m’éventer. Nous sommes le 16 juin. C’est le jour de mon anniversaire. Comme chaque fois que je retrouve ma mère, j’ai la hantise d’être en retard. Je sais que j’aurai beau arriver pile à l’heure, elle sera toujours là avant moi, le regard dans le vague, impatiente. « Ah, te voilà enfin ! » Le visage est souriant, la voix, accusatrice. Sa montre indique systématiquement dix minutes d’avance. Cette preuve au poignet lui permet de tenir tout le monde en échec. Quand je lui fais remarquer qu’il est dix et non pas vingt, cinq et non pas quinze, elle hausse les épaules, l’air de dire que cela n’a aucune importance. C’est faux, évidemment. Les premières minutes qui suivent sa pique jettent chaque fois un froid polaire entre elle et moi. Elle sifflote comme si de rien n’était, j’enrage, moi, de culpabiliser encore une fois. J’ai longtemps cru qu’elle arrivait en avance pour avoir un reproche à me faire. Avec le temps, j’ai compris qu’elle est ainsi avec tout le monde, sans exception. Ce traitement ne m’est pas réservé. C’est sa façon à elle de signifier sa solitude.