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Elle était venue me voir sans s'annoncer, sûre de son droit, avec cette manière d'entrer qui décourageait toute tentative de résistance, comme si elle n'entendait que passer. « Merci, juste un verre d'eau, cela suffira. Non, du robinet. » La disparition de Jérôme en Algérie, deux mois plus tôt, creusait un vide dans mon existence. Sans doute mutilé, son corps demeurait introuvable. Pendant des semaines, je n'avais cessé de l'insulter en moi-même, et je ne m'épargnais pas davantage. Comment aurait-il pu ignorer la manière dont tout cela allait finir ? Et moi, pauvre crétin, qui n'avais pas su discerner à temps les signes de sa folie... Entre le moment de son enlèvement - c'était la seule certitude des témoins - et la date présumée de son assassinat, il n'avait dû s'écouler que très peu de temps. «Une semaine à tout casser», m'avait dit l'officier chargé de m'apprendre la nouvelle. « Et le corps ? — Le corps ? Vous savez, il s'en massacre encore un par jour en moyenne... Alors, un de plus, un de moins, comment reconnaître ?» » A ces derniers mots, les paroles d'un cantique que nous avions dû chanter ensemble au collège me revinrent en mémoire. Pensant n'être pas entendu, je murmurai, sarcastique, «... les bienfaits dont Tu m'as comblé ». Et l'officier - tout le contraire du genre Saint-Cyr et vieille famille catholique, plutôt enfant de troupe sorti du rang - de me regarder avec étonnement. Je coupai court en lui demandant s'il existait des filières permettant de retrouver sa dépouille - oui, c'est bien le terme ridicule que j'avais employé pour éviter ceux de cadavre ou de restes. « Il vaudrait mieux que vous renonciez à cet espoir », avait-il lâché.
Et voilà que Bérénice venait raviver la plaie avec cet aplomb qui me désarmait; pire encore, avec l'assurance d'obtenir ce qu'elle voulait. Au nom de quoi? Je m'étais cru vaguement amoureux d'elle il y a bien longtemps, comme on peut l'être de la compagne de son meilleur ami. Elle restait reconnaissante du soutien que je lui apportai lorsque leur relation commença de sombrer. A chaque moment de tension dont j'étais le témoin - devant moi, il ne s'agissait jamais de disputes ouvertes - je me rangeais silencieusement dans son camp, parce que la cruauté involontaire de Jérôme me mettait mal à l'aise. Mon appui n'allait guère plus loin qu'un échange de regards, parfois un seul mot adressé à Jérôme pour faire diversion, mais c'était assez pour la conforter. Après leur rupture, il leur avait fallu plusieurs années pour liquider ce passif. Pendant longtemps, Bérénice s'était accrochée à l'espérance de quelque retournement et me regardait comme un allié possible. Quand il ne lui fut plus permis de se mentir, elle m'avait parlé, en des termes noirs à faire peur, de son incapacité à saisir la plus petite parcelle de bonheur. Un jour, mais ce devait être six ans au moins après leur séparation, il lui avait écrit une lettre absurde pour lui expliquer les raisons de sa fuite. Il lui déballait son histoire au moment même où, après son propre renoncement, elle était parvenue à refouler jusqu'au souvenir de ces années. Que venait-il déterrer ces cendres encore tièdes ? Elle se sentait une nouvelle fois humiliée, piétinée. Jamais je ne l'avais vue frôler de si près la haine, et lorsqu'elle vint me confier sa rage, j'aurais pu m'y méprendre.
Je m'employai à les réconcilier, mais cela prit du temps car il avait l'art d'accumuler les maladresses. La pire fut celle qui leur rendit la sérénité. Le lendemain d'une soirée passée ensemble sur mon conseil, il lui avait écrit une lettre insensée : alors qu'il ne vivait pas seul à l'époque, il lui racontait le rêve qu'il avait fait la nuit précédente et dont elle était la figure centrale : il se maudissait d'être resté cinq heures en sa compagnie sans trouver le courage de lui avouer qu'elle était « la femme de sa vie ». « La femme de ta vie, connard, lui avait-elle répliqué séance tenante sur une page de carnet à demi déchirée, c'est celle qui est tous les matins dans ton lit. » Jérôme encaissa le coup et admit qu'il devait faire le deuil de tout ce fardeau qui l'encombrait, de ses remords comme de ses espérances délirantes qui formaient les deux faces d'une même médaille. Ils établirent entre eux une sorte de modus vivendi et recommencèrent à se voir de temps à autre, toujours à son initiative à lui. Il leur arrivait de se promener dans Paris pendant des heures, et ce qui, trois ans plus tôt, aurait ressuscité ses chimères, ne provoquait plus en lui qu'un sentiment de reconnaissance teintée de nostalgie. Quant à elle, il lui suffisait de me demander de ses nouvelles en passant et de savoir qu'il allait bien. Comme disait Péguy, elle l'avait rangé. C'est pourquoi sa démarche me surprenait. Ni veuve éplorée, ni fétichiste, elle ne se résignait pas à l'idée que la preuve de sa mort reste à jamais insaisissable. La disparition, peut-être le démembrement, d'un corps si souvent étreint, la tourmentait. Nul besoin de supposer une sensiblerie particulière ou la crainte des fantômes pour le comprendre.