1
Faute de grives…
Elle est encore de mauvais poil. Ça fait au moins trois jours que ça dure. Il se dit qu'elle a peut-être ses ragnagnas. Ça le fait sourire ce mot-là. Ragnagnas… En tout cas quand elle les a, il sait qu'il a intérêt à la mettre en veilleuse. À obéir à tout sans discuter. Et c'est bien ce qu'il fait maintenant. Comme elle a demandé. Il ne bouge plus du tout, respire à peine. Sauf que là, ça fait déjà un bon moment, et qu'il n'avait pas prévu qu'il y aurait un petit caillou très pointu sur lequel il s'allongerait sans faire exprès. Et il commence à lui rentrer dans les côtes, ce con-là. Il aimerait bien glisser sa main libre pour le retirer. Mais la ficelle qu'il tient de l'autre main se met à vibrer au moindre mouvement. Il ne faut surtout pas, ça risquerait de tout faire capoter. Alors pour soulager le point douloureux, il essaye tout doucement de déplacer le poids de son corps, et…
Paf ! Ça part. Elle a la main leste, Joss. À voix basse, elle grogne :
– Je t'ai dit de pas bouger !
– Mais, y a un caillou…
– J'm'en fous. Tu bouges plus, c'est tout.
Il ne bouge plus. Et il la ferme. Juste les yeux qui clignent vite pour ne pas pleurer. Le petit caillou pointu s'enfonce entre ses côtes. Ça lui fait de plus en plus mal. Il essaye de penser à autre chose. Sa joue est en feu. Elle doit être hyperrouge. Ça picote. La vache, elle y va pas mollo, Joss. Il sent sa gorge se serrer. Alors il se concentre sur… des fourmis qui passent devant son nez. Elles se sont mises à plusieurs pour transporter un truc énorme, au moins vingt fois plus gros qu'elles. Une crotte de lapin, peut-être.
Joss ne le regarde pas. Elle s'en veut un peu. Et elle se dit qu'elle aurait pu éviter. Mais que, quand même, il est agaçant à se trémousser sans arrêt. Elle l'avait prévenu que ça pourrait durer, il n'écoute jamais… Ah, en voilà un ! Ouf. Elle aussi elle commençait à trouver le temps long. Il est beau, celui-là, bien dodu. Il approche. Suit la traînée de graines qu'elle a laissée pour lui. Elle pince très fort le bras de Tom. Enfonce les ongles. Il se raidit. Il fixe le merle qui avance vers eux par petits bonds. S'arrête. Repart. Aïe. Il a repéré quelque chose… Non, ça va. Il revient. Trois bonds en avant. La tête à droite. La tête à gauche. Encore trois bonds. Il picore. Et Joss crie…
– Maintenant !
Tom tire d'un coup sec sur la ficelle. Le piège tombe, emprisonne le merle.
Joss saute sur ses pieds.
– Et de quatre !
Elle embrasse la joue bouillante de Tom, le chatouille dans le cou en rigolant.
– Allez, quoi. Fais pas la gueule, mon p'tit Tom.
Il préfère quand elle est de bonne humeur, alors il sourit. Elle sort le merle du piège, le caresse doucement. Effleure de ses lèvres les plumes de sa tête, délicate. Et puis, d'un coup sec, lui tord le cou.
– On va se régaler.
Tom s'est tourné pour ne pas voir.
– Mais ils n'ont pas le temps de souffrir, j'te dis ! Ça va trop vite ! Quelle chochotte tu fais.

Faute de grives…
Ils plument les merles. Deux chacun. Et ils les vident. Joss raconte qu'il y a des gens qui mangent des oiseaux sans les vider. Qu'ils les accrochent par les pattes avec une ficelle et qu'ils les laissent comme ça très longtemps, à faisander. Et quand ils sont mûrs, ils tombent et ils les gobent. Sans les faire cuire, ni rien. Elle éclate de rire en voyant la tête que fait Tom. Mais il ne la croit pas. Parce que, manger des oiseaux pourris avec leurs boyaux et tout ce qu'il y a dedans, ce n'est pas très possible.
– Mais si, je t'assure.
– Mon œil, ouais.
Il finit de vider son deuxième oiseau. Il a envie de vomir et sort en courant. Joss se moque.
– Dégobille pas trop près. Ça va puer jusque dans la maison !
Tom hausse les épaules. Elle en a de bonnes, elle. Appeler ce vieux mobil-home déglingué une maison…
Et puis, elle crie de l'intérieur.
– Y a plus de patates. Tu vas en chercher ?
Il enfourche son vélo, pédale un peu avant de répondre.
– OK, m'man, j'y vais.
Sur le pas de la porte, les mains sur les hanches et les sourcils froncés, Joss gronde. Mais il est déjà loin.
– Arrête de m'appeler comme ça, Tom. Tu vas voir, si j'te chope…
2
Le jardin des voisins
Il n'a pas besoin d'écouter ce qu'elle dit. Il sait déjà. Elle déteste quand il l'appelle maman, c'est tout. Et elle grogne à chaque fois : Arrête de m'appeler comme ça, Tom. avec son air de : Si j'te chope, tu vas voir c'que tu vas voir. Mais ça le fait marrer de la faire enrager.

Il couche le vélo dans les hautes herbes. Il longe le chemin jusqu'à la petite haie. Ralentit, tend l'oreille. C'est bon. Y a pas un chat. Il plonge dans la trouée. Passe à l'aise. Joss a essayé l'autre jour, mais n'y est pas arrivée. Elle est restée bloquée au moins un quart d'heure, tellement ils ont rigolé. C'est sa poitrine qui a coincé. Elle dit que sa taille de soutien-gorge, c'est facile à retenir : 100, 100 D, sans déconner ! Joss dit aussi que d'en avoir de si gros, c'est handicapant. Mais pas toujours. Il y a des avantages, des fois. Et ça ne la gêne pas trop d'en profiter.

Dans le potager, il marche à l'ombre de la haie. Il connaît bien le coin. De loin, il repère, puis se décide. Il court dans l'allée. S'accroupit devant un plant. Tire dessus très doucement. Fouille ses racines. Ramasse quatre pommes de terre. Remet soigneusement le plant en terre. Tasse bien autour du pied et repart. Il plonge sous la haie. Mais au moment de ressortir, il se fige. Le proprio est là. Enfin… il ne faut pas exagérer, c'est juste son chat. Mais ils se ressemblent vraiment beaucoup. C'est étonnant. Ils ont tous les deux le dos raide et les sourcils toujours froncés. Pour l'instant, le chat reste assis, le fixe méchamment. Tom baisse les yeux. Ce chat l'impressionne. Comme pour s'excuser, il sort les quatre pommes de terre de ses poches, l'air de dire… J'ai pris que ça, quoi… Le chat se lève, avance lentement vers lui. Il marche sur trois pattes. Il en a une de coupée. Ça lui fait une démarche étrange. Il avance sans quitter Tom des yeux, et puis… d'un bond, il s'engouffre sous la haie et disparaît.