De l’Orient au temps des croisades, et de l’état de la Palestine
1.
Les religions durent toujours plus que les empires. Le mahométisme florissait, et l’empire des califes était détruit par la nation des Turcomans
2. On se fatigue à rechercher l’origine de ces Turcs. Elle est la même que celle de tous les peuples conquérants. Ils ont tous été d’abord des sauvages, vivant de rapine. Les Turcs habitaient autrefois au-delà du Taurus et de l’Immaüs, et bien loin, dit-on, de l'Araxe
3. Ils étaient compris parmi ces Tartares que l’Antiquité nommait Scythes. Ce grand continent de la Tartarie
4, bien plus vaste que l’Europe, n’a jamais été habité que par des barbares. Leurs antiquités ne méritent guère mieux une histoire suivie que les loups et les tigres de leur pays. Ces peuples du Nord firent de tout temps des invasions vers le Midi. Ils se répandirent, vers le XI
e siècle, du
côté de la Moscovie, ils inondèrent les bords de la mer Caspienne. Les Arabes, sous les premiers successeurs de Mahomet, avaient soumis presque toute l’Asie Mineure, la Syrie, et la Perse : les Turcomans vinrent enfin, qui soumirent les Arabes.
Un calife de la dynastie des Abbassides, nommé Motassem, fils du grand Almamon, et petit-fils du célèbre Aaron-al-Raschild
5, protecteur comme eux de tous les arts, contemporain de notre Louis le Débonnaire ou le Faible
6, posa les premières pierres de l’édifice sous lequel ses successeurs furent enfin écrasés. Il fit venir une milice de Turcs pour sa garde. Il n’y a jamais eu un plus grand exemple du danger des troupes étrangères. Cinq à six cents Turcs, à la solde de Motassem, sont l’origine de la puissance ottomane, qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’au bout de la Grèce, et a de nos jours mis le siège devant Vienne
7. Cette milice turque, augmentée avec le temps, devint funeste à ses maîtres. De nouveaux Turcs arriv[èr]ent qui profitèrent des guerres civiles excitées pour le califat. Les califes abbassides de Bagdad perdirent bientôt la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, que les califes fatimides
8 leur enlevèrent. Les Turcs dépouillèrent et Fatimides et Abbassides.
(1050) Togrul-Beg, ou Orto-grul-Beg
9, de qui on fait descendre la race des Ottomans, entra dans Bagdad à peu près comme tant d’empereurs sont
entrés dans Rome : il se rendit maître de la ville et du calife en se prosternant à ses pieds. Orto-grul conduisit le calife Caiem
10 à son palais en tenant la bride de sa mule ; mais, plus habile ou plus heureux que les empereurs allemands ne l’ont été dans Rome, il établit sa puissance, et ne laissa au calife que le soin de commencer, le vendredi, les prières à la mosquée, et l’honneur d’investir de leurs États tous les tyrans mahométans qui se faisaient souverains.
Il faut se souvenir que comme ces Turcomans imitaient les Francs, les Normands et les Goths, dans leurs irruptions, ils les imitaient aussi en se soumettant aux lois, aux mœurs et à la religion des vaincus. C'est ainsi que d’autres Tartares en ont usé avec les Chinois; et c’est l’avantage que tout peuple policé, quoique le plus faible, doit avoir sur le barbare, quoique le plus fort.
Ainsi les califes n’étaient plus que les chefs de la religion, tels que le
daïri, pontife du Japon, qui commande en apparence aujourd’hui au Cubosama, et qui lui obéit en effet
11 ; tels que le shérif de La Mecque, qui appelle le sultan turc son vicaire; tels enfin qu’étaient les papes sous les rois lombards. Je ne compare point, sans doute, la religion mahométane avec la chrétienne ; je compare les révolutions. Je remarque que les califes ont été les plus puissants souverains de l’Orient, tandis que les pontifes de Rome n’étaient rien. Le califat est
tombé sans retour, et les papes sont peu à peu devenus de grands souverains, affermis, respectés de leurs voisins, et qui ont fait de Rome la plus belle ville de la terre.
Il y avait donc, au temps de la première croisade
12, un calife à Bagdad qui donnait des investitures et un sultan turc qui régnait. Plusieurs autres usurpateurs turcs et quelques Arabes étaient cantonnés en Perse, dans l’Arabie, dans l’Asie Mineure. Tout était divisé
, et c’est ce qui pouvait rendre les croisades heureuses. Mais tout était armé, et ces peuples devaient combattre sur leur terrain avec un grand avantage.
L'empire de Constantinople
13 se soutenait : tous ses princes n’avaient pas été indignes de régner. Constantin Porphyrogénète, fils de Léon le Philosophe
14, et philosophe lui-même, fit renaître, comme son père, des temps heureux. Si le gouvernement tomba dans le mépris sous Romain, fils de Constantin, il devint respectable aux nations sous Nicéphore Pho
cas, qui avait repris Candie
15 avant d’être empereur (961). Si Jean Zimiscès
16 assassina Nicéphore, et souilla de sang le palais; s’il joignit l’hypocrisie à ses crimes, il fut d’ailleurs le défenseur de l’empire contre les Turcs et les Bulgares. Mais sous Michel Paphlagonate
17 on avait perdu la Sicile : sous Romain Diogène
18, presque tout ce qui restait vers l’Orient, excepté la province de Pont
19 ; et cette
province, qu’on appelle aujourd’hui Turcomanie, tomba bientôt après sous le pouvoir du Turc Soliman
, qui, maître de la plus grande partie de l’Asie Mineure, établit le siège de sa domination à Nicée
20, et menaçait de là Constantinople au temps où commencèrent les croisades.