Chapitre 1

La participation esthétique

« C’est beau... » Indifférents ou convaincus nous répétons presque quotidiennement ces trois mots sans toujours leur conférer une grande portée. En y réfléchissant nous distinguons les usages quasi automatiques, les antiphrases (un beau gâchis), les expressions appréciatives ou moralisantes (un beau courage) mais nous nous sentons embarrassés dès que l’adjectif, pris dans son sens le plus direct, désigne un objet remarquable : qu’est-ce qu’un beau film ? Un film qui exalte des sentiments nobles — un bon film en somme ? ou bien une œuvre dont certains éléments — lesquels ? — entraînent notre adhésion ? Chaque interrogation en relance une autre, le jeu des questions doit bien s’arrêter pour qu’on se demande, enfin, ce qui est sous-tendu par la notion d’esthétique.

1. Intuition
Le Beau est indéfinissable

Nous avons jusqu’ici admis, par commodité, que l’esthétique était la connaissance du Beau, ce qui nous renvoie à un terme solennel et incertain dont l’intérêt semble être, précisément, l’ambiguïté. Les définitions abondent pourtant et certaines d’entre elles sont séduisantes. Le Beau, dit Rilke, « n’est rien que cet angoissant début dont nous approchons, qui nous émerveille, alors que lui, indifférent, dédaigne de nous écraser1 ». On aimerait parcourir ainsi une œuvre forte en observant la tension, presque le malaise que font naître la distance entre son caractère indéfinissable, inatteignable et notre effort pour le rejoindre. Mais que ferait-on en somme sinon tenter de reproduire l’expérience de Rilke ? La notion de beauté s’effacerait devant la douleur de ne jamais atteindre le Beau.

Que met-on en jeu, avec toutes les incertitudes, toute l’imprécision dont nous venons de faire état, quand on émet un jugement sur la perfection d’une œuvre ? Implicitement une comparaison : on affirme qu’une certaine qualité a été atteinte, on mesure l’objet auquel on s’intéresse par rapport à une norme antérieurement instituée. Tous les essais sur le Beau se réfèrent, inévitablement, à un idéal extérieur. Platon attribue à la beauté une essence merveilleuse, « une existence éternelle qui ne naît ni ne disparaît, n’augmente ni ne diminue », qui n’a aucune apparence définissable « mais s’offre en elle-même et par elle-même, éternellement présente dans l’unicité de sa propre constitution », telle en sa permanence que « les beaux objets participent de sa nature sans que ni leur création ni leur disparition ne l’augmentent, ne la diminuent ou ne la modifient2 ». Chaque réalisation humaine est ainsi un pas vers cet absolu, étape d’une progression sans fin. La distinction platonicienne nous débarrasse d’une illusion tenace qui aveugle même des philosophes. À défaut de cerner le Beau ne pourrait-on se rabattre sur ses manifestations évidentes, par exemple sur les œuvres universellement jugées belles que tous s’accordent à nommer « classiques » ? Près de nous encore Gadamer insiste sur la pérennité de ces réalisations porteuses de valeurs durables qui « préexistent à toute réflexion historique et se maintiennent à travers elle » ; à ses yeux une production est classique parce que nous sommes conscients « de sa permanence, de sa signification impérissable, indépendante de toute circonstance temporelle — dans une sorte de présent intemporel contemporain de tout présent3 ». Périodiquement des magazines, des chaînes de télévision invitent leur public à sélectionner « les meilleurs films du monde » et, d’une décennie à l’autre, on voit revenir en gros les mêmes titres. Il nous faudra d’ailleurs interroger ce consensus qui n’est dépourvu ni de signification ni de conséquences. Mais, à supposer qu’il soit établi, le caractère indestructible de « grandes » œuvres, peu nombreuses, reconnues sans contestation, ne nous aide pas à cerner le Beau : la perfection n’est pas la moyenne de ce qui impressionne dans dix ou dans cent films. Inversement d’ailleurs, s’il n’y avait jamais eu que des réalisations médiocres, la notion de beauté n’en subsisterait pas moins. Entre des réalisations concrètes aussi achevées soient-elles et l’horizon que vise l’artiste, aucune rencontre n’est concevable. Au fond, Platon et Rilke aboutissent à la même impasse : la révélation que serait la beauté absolue nous demeure inaccessible. Ainsi la plupart des théoriciens s’attachent-ils à la démarche du créateur, à sa tension vers ce qu’il cherche en étant sûr de ne jamais le trouver, ils suivent une progression, dont ils privilégient souvent le caractère douloureux ou ascétique, ils ne cernent pas une catégorie de l’entendement humain.

Inaccessible, c’est-à-dire indéfinissable : si le Beau est un idéal il est vain de vouloir le décrire. Paul Valéry allait jusqu’à trouver le Beau négatif, non parce qu’il inspire des regrets à l’artiste qui sait ne jamais devoir l’atteindre mais en ce sens que le terme est vide, n’a pas de contours ; on tente de faire ressentir la beauté, de l’exprimer « mais toutes les expressions sont incapables de restituer ce qui les excite et nous avons le sentiment de cette incapacité comme de véritables propriétés de la chose-cause4 ». Chez l’artiste pourtant, et dans le public, le Beau demeure comme une exigence ; ceux qui réagissent vivement, personnellement, à un spectacle, ceux qui aimeraient caractériser les films qui les ont marqués sans se contenter de dire qu’ils leur ont plu, ceux qui jugent les œuvres d’art le font toujours par référence à une conception informulée de la beauté. Nous ne saurions dire en quoi consiste l’idée du Beau ; elle nous est néanmoins indispensable pour articuler un discours sur l’art et nous affirmons, en l’employant, qu’elle correspond à un moment exceptionnel de l’expression humaine.

Beauté/Laideur

Mais ce Beau, que nous constituons en énigme, ne saurait être tenu pour l’objet exclusif de l’esthétique. Le Laid en relève tout aussi largement, même si la place qui lui a été faite demeure, jusqu’à présent, très réduite. L’esthétique du Laid est un vrai problème qui mérite, surtout quand on traite d’audiovisuel, qu’on lui consacre une pause. Aristote se demande si la représentation, dans les règles de l’art, de ce qui est repoussant serait légitime et il conclu par l’affirmative5. Son point de vue est essentiellement moral : bien peindre le mal, c’est amener les spectateurs à regarder ce que, d’habitude, ils éviteraient de voir et le leur montrer ainsi sous son vrai jour. Le cinéma a fréquemment emprunté la même voie et je pense entre autres à de nombreux films de Pasolini ; le héros de sa première réalisation, Accatone (1961), n’est pas seulement physiquement disgracié, c’est un voleur, un lâche qui vit, en exploitant des femmes et en trompant ceux qui lui font confiance, dans une banlieue sordide, sale, croulante. L’abjection du personnage, la misère du cadre s’insèrent dans des images harmonieusement construites, fluides, tout en subtiles oppositions de lumière ; une trame musicale adaptée de Bach prépare ou parachève les moments les plus noirs, annonce comme un envol des protagonistes alors qu’ils vont chercher à s’écraser mutuellement, ou bien sert à tendre, derrière leurs pires mensonges, comme un paravent de grâce. Pasolini mobilise l’esthétique contre le mépris et la nausée, faisant intervenir, par-delà l’individu Accatone auquel il ne pardonne rien, le tragique de la destinée humaine. Aussi impressionnante soit-elle, cette dialectique du Beau et du vil n’a cependant rien à voir avec l’esthétique du Laid, elle vise tout autre chose, elle tend à imposer au spectateur un retour sur ses impressions premières, à lui faire réviser ses notions préconstruites sur le mal, elle est, une fois encore, de nature essentiellement éthique.

En faisant de la psychologie facile on pourrait se demander si Pasolini n’est pas séduit par l’univers immonde qu’il propose à son public et si la description du sordide ne lui procure pas une sorte de jubilation. S’appuyant sur la peinture de Goya et sur une relecture de Platon, Muriel Gagnebin a montré comment la laideur exerce une véritable fascination6. Si le Beau est un achèvement, un éclair de permanence qui transcende l’Histoire, il se pose en dépassement de la vie et c’est son opposé, le Laid, qui traduit le changement, la fuite du temps, la décomposition permanente de la matière. Croce l’avait déjà noté7, beau et laid forment un couple indissociable, ils s’appuient l’un à l’autre. D’un point de vue anthropologique, c’est-à-dire dans une perspective qui prend en compte les caractères persistants mais socialement (et non biologiquement) construits de l’être humain, cette dualité est manifeste, on en trouve la marque à de nombreuses époques même si, généralement, le trait « négatif » est moins marqué que l’autre.

L’esthétique du Laid, telle qu’elle s’est développée depuis la fin du XIXe siècle, ne participe cependant pas de cette opposition constitutive, elle ignore, ou elle affecte d’ignorer le Beau, elle refuse en tout cas de lui accorder une importance particulière et elle prétend ne rien faire d’autre qu’ordonner des formes dont certaines, prises en elles-mêmes, sont peu plaisantes. L’architecture, la musique et la littérature en fourniraient de nombreux exemples mais c’est peut-être en peinture que la recherche est allée le plus loin. Déjà Van Gogh jeune s’attardait sur des godillots déformés, noirâtres, bons pour la décharge, ou sur les visages grisâtres et inexpressifs de paysans flamands ; il restait pourtant chez lui une trace d’apologétique, il portait une accusation contre une société capable d’engendrer de tels débris. Les plasticiens ont, après lui, perdu ce souci d’arracher un message aux aspects repoussants du monde. Une huile de Dubuffet conservée au Musée national d’art moderne, Le Metafisyx (1950), semble faite avec un linoléum usé ou une moquette sale ; on y reconnaît sans hésiter la caricature d’une silhouette humaine (tête et chevelure, tronc, membres) que ses attributs sexuels identifient comme une femme. Écrasée, plate, elle a l’immatérialité d’un insecte dont la carapace aurait laissé son empreinte desséchée sur un buvard. Ce serait au fond un assemblage saisissant de lignes brisées et de nuances verdâtres, une œuvre tout à fait abstraite si les indices qu’on vient de relever ne soutenaient que l’artiste a, indiscutablement, voulu faire penser à une représentation conventionnelle de l’être humain. En tant qu’individu cette femme est tout simplement horrible, disproportionnée, difforme et cependant la toile est attirante, on y discerne, selon les points de vue qu’on adopte, des parcours, des contrastes et des correspondances, des symétries, des haltes brutales et des relances imprévisibles. Ni l’ombre de la beauté, ni quelque réflexion sur l’usure du temps n’affleurent ici, il s’agit d’une longue élaboration sur une caricature et rien d’autre.

L’attraction du Laid, telle qu’elle se développe au XXe siècle, ne se résume pas au couple beau/laid, qu’elle englobe et qu’elle dépasse. On a parfois suggéré, de manière rapide, qu’elle répondait à une crise des valeurs ( ?) typique de notre temps et Karl H. Bohrer qui l’a étudiée en littérature8 y voit la marque caractéristique de « l’âge du deuil » : quand nature et histoire cessent d’être des références, la confrontation avec la laideur et le mal, en fait avec le quotidien, devient inévitable. Assimiler de la sorte XXe siècle et attirance vers le Laid semble un peu rapide. L’intérêt pour ce qui apparaît hideux a connu, depuis 1900, au moins deux phases distinctes. Au début du siècle le choix du Laid avait sa place dans une vaste mise en cause des critères artistiques dominants ; le marché officiel de l’art que l’Académie contrôlait depuis longtemps pour le compte de l’État ou des mécènes industriels se trouvait concurrencé par un autre marché, celui des amateurs indépendants et moins fortunés qui refusaient de se plier aux règles du « classicisme ». Conformisme et non-conformisme ne s’affrontaient pourtant pas exclusivement à propos de l’obéissance aux canons de beauté, leur conflit portait aussi la marque des profonds bouleversements que traversait l’Europe, de l’urbanisation forcée, de l’expansion industrielle et de la conquête impérialiste9. L’aspect passionnant qu’a revêtu le hideux, tel qu’il s’est alors développé, est qu’on ne parvient pas à lui fixer d’étiquette puisqu’il était aussi bien refus d’une évolution trop rapide qu’attente d’un monde nouveau, mise en cause de l’académisme que recherche de formes inconnues. Passéiste et futuriste, le Laid permettait de raffiner sur l’ironie, de reprendre des recettes classiques en les privant de leur signification et en les défigurant, de confisquer à l’Académie son culte pour la construction mais de le retourner contre elle en refusant toute espèce d’harmonie. Dans la seconde moitié du siècle le conflit à propos de la noblesse et de la pureté des formes a perdu toute actualité, le Laid n’est plus qu’un aspect de la matière disponible au même titre que le Beau ou l’Indifférent ; l’important est désormais, pour les artistes, la tension qu’ils imposent à leur matériel : en ce sens le terne, l’indéterminé font aussi bien l’affaire que les rebuts, les déchets ou, au contraire, les formes rigoureusement, harmonieusement disposées. Dans la première période la complémentarité du laid et du beau était devenue antagoniste, dans la seconde période elle a débouché sur l’aplatissement des notions de valeur.

Le Metafisyx, peinture de Jean Dubuffet
Un village polonais

En quoi cette évolution paradoxale et créatrice concerne-t-elle l’audiovisuel ? En ceci d’abord que, de l’une à l’autre, la relation chronologique est étroite : le cinéma (et l’esthétique du cinéma) est apparu au moment où le Beau se trouvait violemment mis en cause, il s’est développé alors que beauté et laideur se trouvaient mises en compétition par les artistes ; ultérieurement la télévision a pris son essor quand triomphait l’indifférence à l’égard du matériau. Or l’audiovisuel, au long du siècle, s’est toujours situé sur le versant du Beau. On compte sur les doigts de la main les réalisations qui se sont aventurées du côté du Laid, non pas bien sûr celles qui ont fait de la dérision systématique, tel Affreux, sales et méchants (1976) où l’on a placé côte à côte, par pure moquerie, des êtres répugnants, ni celles qui ont utilisé hideur et décrépitude pour attaquer la société comme Un goût de miel (1961), mais celles qui ont cherché à assembler artistiquement des images ou des sons déplaisants. Esthétiquement parlant l’audiovisuel, en dehors d’œuvres marginales qui n’ont guère eu de retentissement, n’a jamais abandonné le camp du conformisme. On n’échappe pas, pour ce qui le concerne, à des jugements en termes de beauté mais il faut garder présent à l’esprit les distorsions que cela entraîne : l’audiovisuel ignore ce contrepoint incommode et stimulant que connaissent d’autres pratiques, il lui est malaisé de prendre des distances par rapport à ses propres critères de validation. Là où le Laid prend sa place le Beau cesse de constituer l’objectif de l’esthétique et une foule d’autres combinaisons semblent soudain intéressantes. Qu’on songe au Colossal dont les constructions sumériennes et égyptiennes ont su faire leur terrain d’expérience, aux variations sur des règles sérielles qui ont eu une importance énorme pour l’architecture romane ou la peinture italienne depuis le Quattrocento : il s’agit là d’autres esthétiques possibles, effectivement mises en œuvre, rarement reconnues comme telles, dont la prise en compte élargirait les horizons de la recherche audiovisuelle. Nous reviendrons à ces problèmes quand le terrain sur lequel opère l’analyse esthétique aura été un peu mieux balisé.

Un goût de miel
Intuition, jouissance, émotion

L’esthétique n’est pas l’étude du Beau ni du Laid, du Grandiose ni du Sublime. Comment alors la cerner ? Je proposerai de la désigner, au départ, comme une intuition. Le terme est critiquable, c’est un à-peu-près dont je tenterai de montrer qu’il constitue un moindre mal. Je ne l’ai pas trouvé seul, Benedetto Croce l’a avancé depuis longtemps en lui donnant un sens qui n’est pas celui que je propose. Croce dresse en effet un parallèle entre la perception, débouchant sur l’action, et l’intuition dont le complément est l’expression et qui se range manifestement du côté de la sensibilité. Saisir intuitivement est, pour lui, comprendre, s’ouvrir au monde et, simultanément, retraduire ce qu’on a ressenti, autrement dit produire un objet à visée artistique ; certains de ces objets ne sont jamais achevés, d’autres sont conduits à leur terme, la nuance purement factuelle qui sépare ces deux catégories (on voit, on touche, on admire les seconds, pas les premiers) est infime car l’essentiel se trouve ailleurs, dans la capacité de création intuitive et expressive qui représente l’une des caractéristiques distinctives de l’être humain10. Affirmer que rien ne sépare le « créateur » d’un individu quelconque sur le plan de la sensibilité active remet en cause des notions toutes faites concernant le génie et renvoie l’œuvre au métier au lieu de l’attribuer à l’inspiration. Pour Croce est esthétique, au moins partiellement, toute entreprise qui ne vise pas l’efficacité rationnelle et laisse affleurer le sentiment : c’est le point de vue de l’invention que je ne reprendrai pas ici. La discussion n’est pas purement formelle, elle aide à mieux définir l’orientation de la présente recherche. Croce se demandait comment on peint, on sculpte ou on écrit, il répondait qu’un état de disponibilité propre à l’espèce humaine entraîne une effusion qui, dans des cas privilégiés, débouche sur une réalisation concrète. Je repars là où il s’arrête : comment reçoit-on ces œuvres provocantes et rares quand on ne se contente pas de les survoler rapidement, quand on ne s’attache pas avant tout à leur signification et quand on ne cherche pas à leur appliquer des systèmes de mesure ou de comparaison ? L’intuition esthétique se formulerait ainsi au départ : il y a, dans la mise en œuvre de ce tableau, de ce film, de ce programme, quelque chose qui me concerne indépendamment de ce qu’ils transmettent ou de la manière dont ils le transmettent.

Parmi les innombrables productions qui témoignent de l’inventivité humaine, quelques-unes, et quelques-unes seulement, suscitent un intérêt durable renouvelé de génération en génération. Il ne s’agit encore là que d’une attente, d’un désir tournés vers l’œuvre. Quels en sont les moteurs ? De même qu’on évoque le plaisir procuré par la compréhension ou par la mise à nu des mécanismes signifiants, ne faut-il pas parler du plaisir qu’on éprouve en cédant à l’attraction exercée par une œuvre forte ? En fait la notion de plaisir est parfaitement ambiguë. Un effet comme la sérialisation, qui répète indéfiniment les mêmes modèles, procure souvent un énorme plaisir dans la seule mesure où, n’innovant pas, il rassure. La série n’est pas, de soi, inesthétique à condition qu’elle ne se réduise pas à un pur mécanisme mais le plaisir qu’elle offre proviendra, suivant les cas, de deux principes inverses : l’invention sur un fond de continuité ou au contraire la répétition indéfinie. Dans les domaines qui se sont ouverts sur le Laid, l’appréhension esthétique s’accompagnera, éventuellement, d’un certain malaise : la femme/insecte de Dubuffet n’offre rien d’agréable à l’œil, la curiosité, excitée par l’intuition qu’il importe absolument de mieux voir, qu’il faut regarder dans la mesure où figure, sur cette toile, quelque chose à saisir, ne répond pas à l’attente d’une satisfaction. Hans Robert Jauss parle ici de jouissance11 et le terme, avec ce qu’il comporte de polémique, convient parfaitement, il déborde le caractère un peu fade du plaisir, suggérant au contraire un dépassement, une sorte d’excès, un effort et la rétribution que cet effort comporte. Pour marquer la différence on suggérera (mais ce n’est qu’une comparaison verbale qui transmet, sans les restituer, des dispositions psychiques) que le plaisir vient de lui-même, dans la grâce et l’évidence de l’œuvre, dans la facilité de sa signification directement accessible alors que l’intuition n’est qu’une amorce, la mise en éveil de l’observateur décidé à interroger l’œuvre, incertain de la voie à suivre, prêt pour un difficile parcours dont il n’attendrait pas une gratification rapide mais une découverte progressive et personnelle.

Pas davantage que la jouissance l’émotion ne caractérise l’expérience esthétique. Étymologiquement, l’émotion est un mouvement, un déplacement hors d’un état initial. L’adjectif « ému » qui veut simplement dire « vivement impressionné » a rendu fade, presque passive, une acception originelle extrêmement dynamique. Il y a dans l’émotion entendue au sens fort tout à la fois une sensation puissante et un besoin de réagir, un aspect fébrile qui la distingue de la jouissance éventuellement moins curieuse et moins active. Mais on s’émeut de circonstances diverses, du malheur et de l’incertitude, du danger et du bonheur aussi bien que du Beau et du Laid. Qu’une impression de splendeur provoque une sorte de palpitation paraît indéniable et demeure insuffisante. Redisons-le : ces termes trop généraux, entendus par chacun de manière très particulière, n’éclairent en rien les dispositions de celui qui s’approche, avec l’esprit ouvert, d’un objet artistique, ils dispensent même parfois d’un questionnement plus rigoureux. Nous tenons pourtant à les conserver pour rappeler que l’attention esthétique n’est pas exclusivement spéculative, qu’elle comporte un profond investissement au-delà du raisonnement. Il y a de l’émotion dans l’esthétique, dans l’intuition d’abord qu’une œuvre mérite qu’on la découvre, dans le cheminement que l’esprit opère pour mener à bien son exploration, dans la reconnaissance progressive d’effets qui n’étaient pas immédiatement sensibles. L’émotion, principe de cette attente ou de ce désir qui poussent l’observateur à se placer, face à l’objet, en position d’interrogateur, se trouve balancée par la jouissance qui serait plus un état, une impression de satisfaction durable qu’un effort de reconnaissance. Voilà pourquoi l’idée d’intuition me semble assez bien définir l’approche esthétique dans son moment initial : l’œuvre ne s’impose pas toute seule à son spectateur, elle provoque certes émotion et jouissance mais l’instant esthétique commence seulement avec la quête dans laquelle se lance l’observateur, il procède d’une attitude qui n’est pas davantage spontanée que ne le sont l’approche analytique ou la recherche des significations.

Un regard sans entrave

L’œuvre d’art n’est pas le moteur de l’ouverture esthétique, elle constitue un prétexte, un texte antérieurement établi auquel vient se prendre l’intuition du spectateur. Le regard (ou l’oreille) doit s’accrocher à une apparence extérieure, indépendante, qui le provoque. Hegel considérait que seules les créations humaines exercent une telle attraction, elles étaient à ses yeux grandement supérieures aux beautés naturelles car l’esprit les avait fait naître12. La séparation qu’il opérait ainsi lui a survécu : nombre de personnes, tout en admettant l’intensité que revêt parfois l’admiration pour la nature, cantonnent la notion d’esthétique à l’appréciation des œuvres d’art. Le rapport que l’audiovisuel entretient avec l’univers sensible est trop étroit pour qu’on accepte ou qu’on rejette sans examen la disjonction proposée par Hegel.

Les différences entre un site naturel et une production artistique semblent d’abord considérables13 : le tableau a son cadre, la sonate ou le film leur durée, rien ne borne le paysage ou les scintillements du soleil sur l’eau. Pourtant, dès qu’on passe à l’architecture, la distance diminue, Venise n’est pas davantage cernable qu’un lac ou une forêt, dans les deux cas l’œil, en son parcours, définit une forme, une des innombrables formes possibles. Ici et là l’observateur crée facilement ses repères parce que, originellement, il s’agit également de fondations humaines. Depuis longtemps la nature qui nous entoure a été refaçonnée, même des lieux réputés sauvages, Amazonie, Sahara ont subi un remodelage14. Hegel restait prisonnier d’une tradition antérieure, bien analysée par Joachim Ritter15 : jusqu’à l’époque classique les espaces séparant les agglomérations, mal connus, difficiles à traverser, étaient ressentis comme hostiles, la ville manifestait la conquête de l’esprit dont les bois ou les montagnes désignaient les limites.

Hegel n’a pu s’en rendre compte mais l’esthétique comme connaissance du Beau et l’admiration désintéressée de la nature se sont développées simultanément, elles ont été deux aspects d’une unique conquête. Reprenant une lettre dans laquelle Pétrarque raconte son ascension du Ventoux, Jauss montre que le poète se refuse à éprouver ou à exprimer ce qui serait, à notre sens, une émotion esthétique ; s’il admire la montagne, il en fait un témoin des perfections de la création divine et il s’interdit toute espèce de contemplation pure, tout sentiment qui ne se rapporterait pas immédiatement à Dieu16. Il faudra encore quatre siècles pour que des hommes disent, avec Rousseau : « La terre offre à l’homme le seul spectacle du monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais » (Sixième Rêverie du promeneur solitaire).

L’attention au spectacle naturel s’est développée en un long apprentissage. Au XVIIIe siècle les visiteurs anglais qui parcourent les Alpes se munissent de récits de voyages antérieurs, sortes de petits guides raisonnés, pour être sûrs à la fois de ne rien manquer et de s’extasier exclusivement devant ce qui le mérite ; en agissant de la sorte, ils commencent à adopter, face aux glaciers, aux vallées « sublimes » et aux pics « affreux », la conduite qui, depuis des siècles, avait été celle des pèlerins et des touristes découvrant les cités et leurs temples ou leurs cathédrales. Comme le souligne encore Ritter, vers la fin du XVIIIe siècle le curieux éprouve de moins en moins le besoin de justifier son plaisir à travers un principe explicatif, il jouit de l’harmonie qu’il établit (obéissant d’ailleurs à un modèle puisé dans les livres) entre ses sentiments et ce qu’il voit, il élève l’univers sensible à la hauteur d’une production sociale.

Le nouveau rapport au Beau, naturel ou fabriqué, ne s’instaure pas en quelques années. Chez beaucoup de peintres du XVIIIe siècle le paysage demeure une sorte de contour à l’intérieur duquel se dessine l’activité des hommes ; les arbres, le ciel signalent les bords de la toile et en barrent le fond ; ils ne sont pas offerts directement à l’œil des amateurs. Dire que le XIXe fait, au contraire, une large place à la représentation de la nature serait trop simple ; dans un pays comme l’Angleterre où la domestication de l’espace est alors à peu près achevée, une relation étroite s’instaure entre les images proposées par les artistes, les demandes variées de leurs clients et l’aménagement du paysage, lui-même subordonné aux spéculations des landlords qui veulent acheter la terre et l’enclore. Tout le Sud-Est, plages et côtes, plaines et collines, érigé en thème pictural, voit la ferme avec ses troupeaux, ses haies, ses meules affronter les horizons lointains, la lande, les brouillards ; les multiples esthétiques qui se croisent dans les ateliers, à la salle des ventes ou chez les marchands de tableaux sont bien, effectivement, des sentiments mais ils constituent également des affirmations sociales. La peinture de paysage restitue en traits, en formes, en couleurs, en thèmes iconographiques, aussi bien des stratégies de promotion sociale que des émotions individuelles17.

1 R.M. Rilke, Duineser Elegien, sämtliche Werke, I, Wiesbaden, Insel Verlag, 1955, p. 685.
2 Platon, Banquet, 211.
3 H.G. Gadamer, op. cit., p. 127.
4 P. Valéry, Œuvres, Paris, Gallimard, Pléiade, 1957-1960, t. I, p. 374.
5 Aristote, Poétique, 1448, a.
6 M. Gagnebin, Fascination de la laideur. La main et le temps, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1977.
7 B. Croce, Estetica corne scienza dell’espressione, repris in Filosofia come scienza dello spirito, t. I, pl. rééd., Bari, Laterza, 1905, p. 88 sqq.
8 K.H. Bohrer, Nach der Natur : Über Politik und Ästhetik, Munich, Hanser, 1989.
9 Très belle introduction historique au problème par Modris Eksteins, Le Sacre du printemps. La Grande Guerre et la naissance de la modernité (Londres, Bantam, 1989, tr. fr., Paris, Plon, 1991), qui montre bien comment l’Europe a dû affronter un malaise esthétique autant que social ou politique mais qui oppose un peu trop mécaniquement le conformisme de l’Angleterre à l’élan vital des Allemands.
10 B. Croce, op. cit., pp. 11-17.
11 H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 129 sqq.
12 Hegel, op. cit., XIII, 14-15 ; Tr. J., I, 10.
13 Sur la différence entre beauté naturelle et beauté artistique, M. Dufrenne, Esthétique et Philosophie, Paris, Klincksieck, 1967, pp. 39-40.
14 Ph. Blanchemanche, Bâtisseurs de paysages, Paris, Éd. Maison des Sciences de l’Homme, 1990.
15 J. Ritter, « Zur Funktion des Ästhetischen in der modernen Gesellschaft », Schriften der Gesellschaft zur Förderung der Westf. Un., Münster, 1963, p. 24-27.
16 H.R. Jauss, Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, II, Francfort amMain, Suhrkampf, 1982, p. 140 sqq.
17 Ch. Hemming, British Landscape Painters, Londres, Gollancz, 1989. On trouvera une analyse du jardin anglais comme reconstruction de la nature dans Garden-Nature-Language de S. Pugh, Manchester University Press, 1988, qui a également dirigé un recueil détudes consacrées à la relation entre paysage et art à la même époque : Reading Landscape, Country-City-Capital, Manchester University Press, 1990. Les changements dans la perception du paysage, plus tardifs en France, sont évoqués par N. Green, The Spectacle of Nature. Landscape and bourgeois culture in nineteenth-century France, Manchester University Press, 1990.