Collection U
série « Sociologie » dirigée par Henri Mendras

W. Doise, J.-C. Deschamps et G. Mugny, Psychologie sociale expérimentale Claude Dubar, La Socialisation.

François Dupuy et J.-C. Thoenig, Sociologie de l’administration française.

Marie Duru-Bellat et Agnès Henriot-van Zanten,Sociologie de l’école.

Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse.

Rodolphe Ghiglione et Benjamin Matalon, Enquêtes sociologiques.

R. Ghiglione, J.-L. Beauvois, C. Chabrol et A. Trognon, Manuel d’analyse de contenu.

Maurice Halbwachs, Morphologie sociale (U2).

Bernard Kayser, La Renaissance rurale.

Judith Lazar, Sociologie de la communication de masse.

Yannick Lemel, Stratification et mobilité sociale.

Patrice Mann, L’Action collective.

Henri Mendras, Éléments de sociologie.

Henri Mendras, Éléments de sociologie — Textes (U2).

Henri Mendras et Michel Verret, Les Champs de la sociologie française.

Henri Mendras et Michel Forsé, Le Changement social.

Albert Ogien, Sociologie de la déviance.

Jean Peneff, La Méthode biographique.

Annick Percheron, La Socialisation politique.

Jean-Pierre Poitou, La Dissonance cognitive.

Jean-Daniel Reynaud, Les Règles du jeu.

Martine Segalen, Sociologie de la famille.

Georges Tapinos, Eléments de démographie

Michel Verret, Le Travail ouvrier.

Dominique Vinck, Sociologie des sciences.

Chapitre 1

L’USINE ET LA SOCIÉTÉ INDUSTRIELLE
LES ORIGINES DE L’ENTREPRISE EN FRANCE

Les notions d’entrepreneur et d’entreprise sont apparues en France aux alentours du XVe siècle. L’observation est importante en ce qu’elle souligne d’emblée l’essentiel : l’entreprise, comme catégorie de la vie économique et sociale, ne nous vient pas du fond des temps. Elle est un fait d’histoire, inscrite dans des développements relativement récents de notre civilisation. Mais en même temps, une confusion est écartée : ni entreprises ni entrepreneurs ne sont à proprement parler issus des grands bouleversements du XIXe siècle. Ils ont très sensiblement précédé la révolution industrielle, devancé les chocs de la mécanisation et du mode de production capitaliste.

En réalité, l’entreprise tire son origine d’un ébranlement antérieur : celui de l’ordre médiéval et corporatif. Qu’est-ce en effet, au Moyen Âge, que la structure de la production et de l’échange ? Jusqu’à un certain point, une structure où l’on n’« entreprend » rien. Les exploitations agricoles sont parties prenantes de systèmes domestiques de subsistance. La communauté rurale vit sur des principes ancestraux de réciprocité et de redistribution où l’initiative économique n’a pratiquement pas de place. De même en ville, en ce qui concerne le travail artisanal : les « gens de métier » constituent une infinité de réseaux fermés au sein desquels s’opèrent la reproduction des compétences, l’affectation des fonctions et l’organisation des échanges.

Le système des corporations tel qu’il se généralise en France entre le XVe et le XVIIe siècle est de ce point de vue un modèle. Une corporation est une communauté qui rassemble des maîtres, des compagnons et des apprentis et dont l’activité fait l’objet d’un statut ratifié par des lettres patentes du roi. Les statuts en question accordent aux membres de la communauté le droit exclusif d’exercer leur métier dans un périmètre précis. L’homme qui accède au statut de maître verrier, de compagnon tisserand ou d’apprenti coutelier est certes un privilégié, mais on ne peut pas dire qu’il soit en position de faire fructifier des intérêts économiques : son privilège réside dans le fait qu’il est doté d’un « état », contrairement aux « gens de bras » ou hommes « sans état ». Un maître a pour seule prétention légitime de défendre son statut, sa position dans la société. Quant aux compagnons et aux apprentis, ils bénéficient de la position sociale du maître qui les emploie, exactement au même titre qu’un fils bénéficie de la position de son père : un édit de 1776 dira qu’ils sont « placés sous l’autorité domestique du maître ».

La société médiévale est donc une société où il existe une économie, mais pas à proprement parler de marché : au mieux des micro-marchés, indissociables de l’enchevêtrement des relations sociales. C’est alors — nous sommes aux XVIe et XVIIe siècles — que se généralise l’emprise de l’argent. Face à l’ouverture de l’économie sur le monde et au développement du négoce, l’autarcie paysanne et corporative ne tient plus. On assiste au triomphe du mercantilisme et à son mot d’ordre : il faut que l’argent circule. « C’est la course aux espèces pour le paysan comme pour le gouvernement, pour les banquiers, les marchands, les traitants, les artisans, les fermiers (...). L’argent devient l’intermédiaire de tous les échanges » (Vérin, 1982, p. 97). Les lois du commerce entrent en scène. Les systèmes d’échanges localisés, solidaires de l’espace politique et administratif traditionnel, perdent progressivement de leur étanchéité pour faire place au Marché.

Le marché appelle l’air du large, en même temps qu’il suscite un nouveau type d’opérateur, le négociant, placé au point de jonction de l’ancien et du nouveau systèmes. Le négociant est un spécialiste de la transaction : jouant des distorsions entre l’offre et la demande, tirant parti de l’inégale répartition de l’argent, des produits et des hommes sur le territoire, il fait circuler les richesses et les multiplie. Le négociant tire son revenu de ce sur quoi il exerce sa compétence, c’est-à-dire non pas de la marchandise mais du risque du marchandage : « Personnellement — écrira le Français Jean-Baptiste Say (1767-1832) dans son Cours d’Économie — il peut se passer de science, en faisant un judicieux emploi de celle des autres ; il peut éviter de mettre la main à l’œuvre en se servant des mains d’autrui ; mais il ne saurait se passer de jugement... » (Say, 1828-1830).

Dans un premier temps, cette fonction ne porte pas atteinte à l’organisation de la production. Les nouveaux médiateurs sont totalement occupés à accroître le rendement des échanges et ils se désintéressent du reste. C’est ainsi qu’en France, jusqu’au XVIIIe siècle, le développement du négoce n’a d’effet décisif ni sur la structure des exploitations agricoles ni sur la condition des artisans. Chez les paysans, on enregistre bien sûr des progrès, liés notamment au défrichement des forêts et à la diversification des cultures. Mais l’équipement agricole reste rudimentaire, la population rurale est encore très dense, les rendements sont bas. Toutes les catégories de paysans subissent encore le joug des droits seigneuriaux, héritage de la conception médiévale de la puissance publique. Quant à la production manufacturière, elle reste elle-même cantonnée dans des ateliers de petite taille, disséminés entre la ville et la campagne. L’artisan travaille à domicile, avec un outillage simple dont il est propriétaire. Paysans, maîtres et compagnons continuent de composer la trame de la société et d’en assurer la stabilité. Le système mercantile n’est encore qu’une greffe apposée à une infinité de réseaux coopératifs locaux, dans lesquels on persiste à ne pas pouvoir distinguer les structures de la sociabilité de celles de l’économie. De plus, les « gens d’argent » constituent un groupe extrêmement hétérogène, allant du marchand ordinaire jusqu’au négociant qui affrète un navire, du fabricant enrichi qui monte une manufacture au fermier qui rachète un domaine.

En un sens, rien n’est donc joué. Pourtant, tout est déjà en route. Tous ces gens d’affaires ont en commun de s’affranchir des règles ancestrales de la reproduction et de la coopération de rang local. Leur manière d’utiliser la structure médiévale pour la soumettre à l’enjeu nouveau de la circulation monétaire préfigure tout ce qui va suivre : d’abord et bien entendu, la transformation progressive du système productif. Mais aussi, derrière celle-ci, le bouleversement de l’ordre social lui-même.

L’entrepreneur, l’entreprise sont nés. Même si l’on tardera beaucoup à le comprendre, la révolution dont il s’agit tient toute entière dans ces mots. Entreprendre, c’est mobiliser des moyens pour d’autres fins et selon d’autres voies que celles qui sont déjà tracées par la société. C’est du même coup s’extraire des institutions sociales établies pour en explorer d’autres. Or, pour la première fois et comme l’expliquera très bien Joseph A. Schumpeter, théoricien de référence de l’évolution économique, l’entrepreneur postmédiéval se trouve dans cette situation. En avançant de l’argent, en achetant ce qu’il n’a pas l’intention de consommer et qu’il n’a pas encore vendu, il procède à un engagement dont aucune règle ou instance ne sauraient par avance garantir le résultat (Schumpeter, 1912).

Sa relation à la société est en cause : les moyens qu’il mobilise n’ont plus de rapport direct avec la vie et les besoins des gens. À l’opposé du tisserand ou du maître verrier, il n’est même plus vraiment en quête de position sociale. Sa quête est celle du gain et, dans une certaine mesure, le marché lui tient lieu de réseau social. Au point qu’à ce stade, la question est déjà posée de la réorganisation de la structure sociale autour des entreprises. L’acte d’entreprendre, explique Hélène Vérin, est par nature un acte de « subversion de l’ordre prédonné » du seul fait que les espaces économiques qu’il fait sortir du néant n’ont aucune raison de coïncider avec les espaces antérieurs de la coopération productive (Vérin, 1982, p. 171). Avant l’entreprise, les réseaux de la production et de l’échange s’étaient toujours greffés de quelque manière sur les réseaux de la sociabilité. On observait une sorte de superposition spontanée des liens familiaux, locaux et corporatifs. L’entrée en scène de l’entreprise annonce la rupture de cette conjonction.

DE L’ARGENT À L’USINE

En attendant, la circulation de l’argent et son accumulation dans les mains des entrepreneurs commencent à produire leur effet sur la structure productive. Très progressivement en France, à partir du XVIe siècle, on assiste en effet aux premières offensives des gens de négoce pour mettre les gens de terroir et de métier sous la tutelle directe du marché.

Jusque-là, les artisans s’étaient bien portés d’un mode d’organisation qui reposait sur deux principes conjoints : celui de l’autonomie professionnelle et celui de la valorisation des relations sociales de proximité. Titulaires de compétences précises, installés sur des segments bien définis de l’activité productive, ils avaient le loisir de rester maîtres chez eux aussi longtemps que le fruit de leur travail trouvait son débouché sur les marchés locaux, au travers des réseaux domestiques. Travaillant à la commande, il leur revenait seulement de s’attacher la confiance des « chalands » (les clients réguliers).

Le développement de l’entreprise d’argent ne pouvait que venir perturber ces arrangements séculaires et pragmatiques. La logique de « l’intégration capitaliste » fait sa première apparition. À l’isolement des artisans, elle oppose l’idée de leur association. L’entrepreneur-négociant s’insère dans le système des corporations en mettant en place de véritables chaînes d’activités. S’il est intéressé à mettre sur le marché flacons ou tissus, il associe à son projet tous ceux qui sont susceptibles de concourir à leur production. Les artisans sont enrôlés dans la méthode du travail à façon : tout en restant chez eux, ils ne s’occupent plus ni de la matière première ni de la vente. Ils produisent sur commande expresse et pour le compte d’autrui.

À première vue, le contrat va de soi : si les hommes de l’art doivent payer d’une certaine mise en tutelle cette nouvelle organisation économique, ils en tireront en échange l’assurance de vendre, et de vendre à bon prix. À charge pour l’entrepreneur, en contrepartie de son profit, de supporter le risque du commerce. Mais dans la réalité, l’affaire est plus complexe. La vie agréable et tranquille des travailleurs à domicile est menacée. Ceux-ci sont maintenant sous la dépendance de jeunes entrepreneurs ambitieux qui visitent systématiquement les fournisseurs, affirment leurs exigences en matière de qualité et de prix, soumettent les ouvriers à des principes de rendement, de régularité et de concurrence jusque-là inconnus. On ne peut pas encore parler de la « prolétarisation » de l’artisan. Mais peu à peu, la prise de conscience s’opère dans le monde du travail que de grandes secousses se préparent. Que les savoir-faire, encore placés au cœur de la relation d’échange, pourraient se trouver supplantés par les nouveaux étalons : le produit et son prix, pour ne pas parler du profit. Que le statut et la fierté des gens de métier, jusqu’alors inscrits dans l’espace de la sociabilité locale, pourraient se perdre dans les espaces insondables du commerce !

De telle sorte que, dans cette France profonde des XVIIe et XVIIIe siècles, le corps social se débat. Au lieu que soit venue l’heure du capitalisme, c’est quasiment l’heure du raidissement corporatif qui sonne. Là où évoluaient des travailleurs encore indépendants s’érigent maintenant de véritables polices des métiers, clairement destinées à faire pièce à l’entreprise. Au spectre du libéralisme marchand, la société française oppose le bouclier de la réglementation professionnelle, dont les spécialistes de l’histoire des corporations n’ont pas tort de dire que, contrairement à l’idée reçue, il est loin de tout devoir à la tradition médiévale : les statuts dont on affuble les métiers arrivent relativement tard, et en bonne partie pour cause d’autodéfense vis-à-vis de l’entreprise (Coornaert, 1941).

L’histoire avance d’un pas de plus, et c’est le mouvement en retour de 1789. À cette réaction corporatiste qui n’a pas peu contribué à bloquer l’essor du capitalisme libéral, la France révolutionnaire entend dire son fait, et elle n’y va pas par quatre chemins. Après que les décrets issus de la nuit du 4 août 1789 eurent affirmé l’abolition de la féodalité, la Constituante s’en prend aux situations de monopoles et aux associations qui entravent les libertés individuelles. En mars 1791, les corporations sont définitivement mises hors la loi. Le 14 juin, la fameuse loi Le Chapelier proscrit toutes les associations professionnelles et élève la « liberté de l’entreprise ». Face au maquis des économies locales, la Révolution annonce officiellement la naissance du « marché national unifié » cher aux libéraux.

Les entrepreneurs tiennent leur revanche, et le renversement ne vaut pas seulement dans les hauts-lieux de la rhétorique révolutionnaire. À la fin du XVIIIe siècle, l’entreprise fait pour de bon son entrée dans la société française. Ce moment est aussi celui où le concept d’entreprise prend enfin en France sa signification moderne : système de production capitaliste, établissement de production, manufacture.

Il reste qu’on a perdu beaucoup de temps. D’abord empêchée de prendre son essor par l’interminable marasme qui sévit dans la plus grande partie de l’Europe du XVIIe siècle, la classe des entrepreneurs français avait été remise à pied d’œuvre vers 1730, au moment de la reprise des grandes transactions coloniales. Hélas, elle allait encore attendre longtemps son heure. Par delà sa confrontation à la résistance corporatiste, elle restait empêtrée dans les cloisonnements de cette société d’Ancien Régime où elle n’était décidément pas à son affaire. Quand la Révolution instaure le « marché national unifié », l’euphorie lui est d’ailleurs encore interdite : pour des décennies, le pays vient en effet d’entrer dans un état d’effervescence politique par essence peu propice au développement des affaires. Ceci fait que la France de l’entreprise entrera dans le XIXe siècle avec un bon demi-siècle de retard sur l’Angleterre, alors déjà complètement livrée à ce qu’il est convenu d’appeler la Révolution industrielle.

LE MODÈLE ANGLAIS DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

Formidable modèle que celui de l’Angleterre ! En regard du cas français, tous les historiens se sont accordés à reconnaître qu’il donne une représentation infiniment meilleure — en tout cas bien plus lisse et plus linéaire — du processus qui a fait de l’entreprise ce qu’elle est de nos jours. Plus précoce que les autres dans ses conquêtes coloniales et dans son activité commerciale de long cours, l’Angleterre est la nation européenne qui a le moins souffert de la récession du XVIIe siècle. Elle n’a pas été épargnée par la tourmente révolutionnaire, mais elle s’en est sortie un siècle avant la France, et sans rupture majeure. Elle a su faire de sa monarchie constitutionnelle une référence universelle et imposer l’idéal démocratique comme une « idée anglaise ». Surtout, les révolutions anglaises n’ont pas disqualifié les privilégiés ni brisé les ressorts de la « vieille Angleterre ». Elles ont plutôt stimulé l’alliance de la noblesse et de la bourgeoisie et affermi leur accord sur tous les grands principes qui donneront droit de cité à l’idéologie libérale et au capitalisme. Parmi eux : les bienfaits du droit de propriété ; la place éminente du commerce et de la circulation monétaire dans le processus de l’enrichissement national.

De plus, sur le plan matériel, l’Angleterre a appris à tirer parti aussi bien de ses handicaps que de ses ressources. Elle possède le charbon, mais va la première chercher au-delà des mers le minerai qui lui assurera la suprématie métallurgique. Elle a les pâturages et la laine, et n’en est que plus active pour se procurer le coton, véritable ressource-reine du développement industriel. Maître dans l’art de la circulation monétaire, elle ne tarde pas à couvrir le pays d’une infrastructure — routière, fluviale puis ferroviaire — de nature à permettre aussi la circulation des marchandises.

Toujours est-il que le pays de la Révolution industrielle n’attend ni les machines ni les trains pour se révéler à lui-même le parti qu’il peut tirer du grand marché et de l’esprit d’entreprise. Exemplaire est à cet égard (terrifiante aussi, selon le jugement de l’histoire, mais d’un autre point de vue qu’on évoquera plus loin) l’affaire qui nous est restée sous le nom des enclosures, que traduit le français clôtures ou enclôtures. Elle trouve ses origines dès le début du XVIe siècle. À ce moment en effet, les seigneurs entreprennent de rompre avec les usages qui, mettant à la disposition des paysans champs et terrains communaux, fixait la campagne anglaise dans une situation d’autosubsistance étrangère à toute perspective de progrès. Faisant accéder la terre au rang de bien marchand, les lords font dresser des haies, et convertissent une bonne partie des champs arables en herbages, propices à l’implantation des moutons et au très fructueux commerce de la laine.

Bien avant l’heure, et sans autre fracas que l’expropriation de fait d’une multitude de laboureurs et leur exil progressif vers la ville, la pratique des enclôtures apparaît comme la fascinante quintessence de tout ce que la révolution industrielle produira dans l’ordre économique et social. Dans l’ordre économique, elle ne coïncide pas seulement avec la naissance d’un marché : poussée par l’accroissement de la demande, elle a tôt fait de susciter une nouvelle imbrication entre des activités traditionnellement disjointes, depuis l’élevage du mouton jusqu’au tissage de la laine. Une partie de la classe paysanne « libérée » par le nouveau cours des choses y trouve une compensation et se reconvertit dans le travail à domicile. Avec lui, la boucle est bouclée : le travail est lui-même devenu objet de marchandage. C’est dans cet événement que Karl Marx (1818-1883) situera l’origine de la relation de production capitaliste.

Dans l’ordre social, le changement n’est pas moindre. L’initiative entrepreneuriale des lords fait passer l’univers rural de l’ordre coutumier à l’ordre industriel. À des structures villageoises denses et autorégulées, le quadrillage des clôtures substitue un espace paradoxalement plus lâche, plus homogène, et déjà inscrit dans le prolongement de la ville. Villes et campagnes ne s’opposent plus mais se complètent, au fur et à mesure que s’intensifient les flux des unes aux autres. Flux de populations, avec l’exode des paysans ; flux de marchandises et d’argent, avec le développement de la chaîne productive constituée autour de la laine. Une chaîne qui en annonce d’ailleurs immédiatement une autre : en dernier ressort, l’importance historique de la question des enclôtures tient évidemment en ceci que l’industrie lainière fait le lit de l’industrie du coton, pièce maîtresse de la phase ultérieure.

Nous n’en sommes qu’au prélude, mais on le voit : l’histoire de l’entreprise anglaise est déjà largement inscrite dans cette étonnante révolution des champs. Du jour où se sont superposées la figure du bourgeois occupé à faire fructifier la monnaie, celle du seigneur restructurant l’usage de la terre, et celle du fabricant achetant le travail du tisserand ou de l’ancien laboureur, l’engrenage de la Révolution industrielle a été prêt à fonctionner. Restait la part de l’innovation technique et du machinisme, qui fut le fait des XVIIIe et XIXe siècles.

D’abord vient le métier à tisser (dans le courant du XVIIIe). Puis la machine à vapeur (vers 1800), qui va permettre une formidable extension de la mécanisation du travail. Celle-ci atteint des secteurs aussi divers que les filatures, l’imprimerie, la machine-outil. Progressivement associée au développement de l’extraction du charbon, la machine à vapeur est encore à l’origine des grands bonds de la sidérurgie ou du chemin de fer, parmi les grands progrès qui jalonnent l’industrie du XIX e siècle. Plus tard (à partir de 1880), ce sera le tour de l’électricité, du pétrole, de la machine à explosion. L’heure de l’entreprise capitaliste moderne a sonné : celle des grandes concentrations manufacturières, et de l’entrée en masse de la population laborieuse dans les usines.

LES ÉTAPES DE L’ORDRE USINIER

Stimulé par l’innovation technique, l’esprit d’entreprise appelait irrésistiblement à produire et à vendre toujours davantage. Mais pour que les usines se substituent aux ateliers des artisans, encore fallait-il qu’un certain nombre de conditions soient réunies. Pour les hommes et les institutions concernées (à commencer par les banques, inévitables partenaires de l’aventure), le minimum était de supposer que les investissements consentis seraient rentables, c’est-à-dire qu’ils contribueraient à accroître l’efficacité du processus et, en dernier ressort, à abaisser le coût de la marchandise produite. En ce sens, la grande affaire sous-jacente à la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles fut celle de la productivité. Et dans l’usine, la productivité porta très vite un autre nom : celui de la division du travail, selon la terminologie créée par Adam Smith (1723-1790), prophète du capitalisme libéral.

Vers 1860, lorsque Karl Marx rédige le fameux Livre 1 du Capital, il a sous les yeux les effets de la première révolution industrielle anglaise. L’un de ses objectifs est de reconstituer le parcours qui a conduit aux grandes concentrations qu’il observe, à Manchester ou ailleurs. Ceci l’amène naturellement à décrire l’évolution des formes de la division du travail, et il le fait dans des termes qui ont depuis lors pris valeur de référence. Ainsi en est-il de la distinction fameuse entre les deux stades historiques de la manufacture et de la fabrique, qui nous explique dans quelles conditions cette terminologie de la « division » a fini par avoir raison du vocabulaire de la « coopération », jusque-là inséparable du discours sur la production et l’échange.

Le stade de la manufacture donne son sens premier à la formule de la division technique du travail. Rappelons-nous le contexte : il est celui de la subordination de l’ouvrier à l’entrepreneur, d’une forme de marchandage qui n’est plus fixé sur le produit mais bel et bien sur le travail, et de la généralisation de l’emprise de la machine sur l’acte productif. Sur ces bases, l’événement déterminant est celui de la parcellisation du travail. Chacun des agents qui concourent à la production se voit affecté à une tâche précise, dénuée de toute autonomie et ne prenant sens que comme élément d’un processus collectif. Marx expose que « le mécanisme spécifique de la période manufacturière, c’est l’ouvrier collectif lui-même, composé de beaucoup d’ouvriers parcellaires » (Le Capital, Livre 1, Partie IV, ch. 12).

Le processus en question n’est pas très facile à isoler des autres aspects flagrants de l’industrialisation, à commencer par le phénomène de la massification des usines. Le terme français de manufacture ne connote-t-il pas la réunion en un même lieu d’un groupe d’ouvriers occupés au même type d’ouvrage ? Il ne faut cependant pas aller trop vite. Au stade dit de la manufacture, l’accélération de la division technique du travail reste au moins virtuellement compatible avec une situation de dispersion physique de la main-d’œuvre. En témoigne le stade transitoire de la « manufacture dispersée », durant lequel les ouvriers restent à domicile tout en étant assignés à des tâches précises. Cette organisation éclatée (désignée en Angleterre sous le nom de putting-out system) se prête à une diffusion insidieuse des pratiques de parcellisation des tâches à l’intérieur d’un tissu domestique auquel il ne reste déjà plus que les apparences de sa traditionnelle autonomie. Dispersée ou non, la manufacture décrit en tout cas la rupture fondatrice de l’ordre usinier : l’ouvrier est dépossédé de la maîtrise de sa tâche ; les travaux partiels sont répartis entre des individus différents ; « l’individu est lui-même divisé, transformé en mécanisme automatique d’un travail partiel » (Le Capital, Livre 1, Partie IV, ch. 12).

L’apparition de la fabrique n’élimine en rien le phénomène de la parcellisation, mais il en fait une donnée périphérique à une autre réalité également décisive : celle de l’asservissement du travail à la machine. Dans la fabrique, « le mouvement d’ensemble ne part plus de l’ouvrier, mais de la machine elle-même » (Le Capital Livre 1, Partie IV, ch. 13). Le système productif prend désormais un tour « objectif » qu’il n’avait pas encore, et qui suppose évidemment le rassemblement physique de la main-d’œuvre. Cette fois, l’usine est bien là. La trajectoire de la grande industrie semble fixée pour de bon, et avec elle le sort des ouvriers : hommes et femmes parcellaires maintenant relégués au rang d’appendice des machines parcellaires.

Pourtant, Marx lui-même observe que le règne de la machine est plus ambivalent que ne le suggère ce sombre tableau. Une fois le système des machines mis au centre, « la nécessité disparaît de donner une forme définitive à la répartition des différents groupes d’ouvriers entre les différentes machines ». Rien n’oblige plus à condamner toujours les mêmes ouvriers aux mêmes fonctions. Dès ce moment, il apparaît donc que la main-d’œuvre ouvrière est pour ainsi dire virtuellement en mesure de tirer bénéfice de sa marginalisation et de recouvrer une partie de sa liberté ! Le siècle suivant montrera que l’argument est loin d’être négligeable. Malheureusement, à l’époque où s’érige l’Angleterre noire des fabriques, cette indifférence relative des modes d’affectation de la main-d’œuvre autour des machines est appelée à produire un tout autre effet ; à savoir l’indifférenciation de la main-d’œuvre elle-même. La liberté n’est pas au rendez-vous, mais plutôt la déstructuration quasi-complète du groupe ouvrier. Voici paysans, gens de métier, hommes, femmes, enfants, transformés en vivier informe et inépuisable, dispensés de faire valoir quelque qualification spécifique autre que l’aptitude à s’adapter au poste, tenus enfin à l’anonymat par la discipline du nouvel ordre industriel.

LA DISCIPLINE D’USINE

La discipline ! Signifiée par la multiplication des chefs, des surveillants et des maîtres, l’explosion hiérarchique paraît alors inéluctable. Pas seulement pour faire face à la complication des machines, à leur combinaison et à leurs rythmes automatiques. Plus profondément peut-être, parce qu’elle est la seule réplique que la fabrique puisse alors opposer à la situation d’anomie où se trouve maintenant la masse des ouvriers. Au fur et à mesure que la machine relègue les salariés au rang de matricules, l’entrepreneur se trouve en quelque sorte condamné à inventer un ordre social de substitution. Une autre histoire commence : celle des formes successives que prendra la discipline de fabrique non seulement au gré de l’évolution des techniques et de l’économie, mais aussi au fur et à mesure du changement des mœurs et de l’état politico-juridique de la société.