PROLOGUE
Autobiographie alimentaire, suite et encore
Je me souviens d'un dimanche froid et pluvieux, en automne peut-être, ou dans la rigueur des débuts d'hiver qui n'en finissent pas d'humidité et de crachins. Mon père travaillait une pièce de terre dont son patron lui avait laissé la jouissance pour qu'il en fasse un potager à son usage. Le précédent avait été englouti dans je ne sais quel remembrement à la dimension de la surface allouée : tout avait disparu, arraché, pillé, ravagé, enfoui dans le fouillis d'une terre en friche. Racines et feuilles cuites, fanes et ramures brûlées par la pourriture automnale, tout retournait à la terre qui digérait les reliefs de fruits et de légumes. Béances d'humus, trous de glèbe, végétaux butés, la pièce me semblait retournée comme pour un immense cimetière. Et la pluie, encore et toujours la pluie normande qui pénètre jusqu'à la moelle.
Toute la journée, mon père a travaillé sous la bruine épaisse à force d'entêtement. Ses vêtements de moleskine bleue étaient trempés et lourds. Une odeur un peu fade sortait en vapeur des saillies de la veste, les épaules et le dos. Le midi, il est rentré pour déjeuner, silencieux, comme à l'accoutumée, sacrifiant au plus désespérant des mutismes à mes yeux d'enfant bavard et inquiet des moindres signes. Après un café fumant, il a repris le chemin du champ défoncé pour y fouiller encore la terre durant toute l'après-midi. Entre les grillages qui fermaient l'espace des jardins ouvriers à venir, il a travaillé plusieurs heures. Je me suis caché derrière de vieilles maisons de bois qui bordaient le terrain pour le regarder, courbé sur sa bêche, retournant régulièrement, avec force et constance, un humus dont je savais déjà, bien qu'enfant, qu'il avait la consistance de celui dans lequel on déposerait un jour son corps.
A-t-il su qu'embusqué au coin des baraquements de la reconstruction son fils souffrait de le voir mouillé, trempé, de le regarder penché sur ses outils, célébrant la terre à sa manière, solitaire, laborieux et courageux? Plus d'une fois, dans les années qui suivirent, adolescent, voire jeune homme, je suis allé le surprendre sans jamais le déranger dans les champs où il travaillait la terre pour son patron, semant, récoltant, labourant, toujours soumis aux tâches qui n'ont rien de noble et qui toujours se répètent, d'une saison l'autre. Labeur de mort, sacrifice aux forces de l'entropie, proximité de chaque jour avec la matière de son ensevelissement que je veux le plus tardif possible.
Son travail fit surgir une forme du chaos : de la terre pulvérisée, par d'autres retournée grossièrement au soc épais, il fit un jardin. Et, parmi tous ceux des environs, j'ai toujours trouvé qu'il faisait le plus beau : tracé au cordeau, régulier, droit, propre, net. Il tendait dans toutes ses planches une ficelle le long de laquelle il faisait courir le gras de sa main pour dessiner un trait, puis il plantait de manière régulière les graines qui germeraient, plus tard, installant son potager dans le registre des œuvres bien faites, comme un ciel étoilé ou un paysage de mer.

Le soir de cette journée morne de pluie et de ciels bas, il montra à ma mère une petite pièce jaune qu'il avait trouvée en retournant les sillons. Entre ses gros doigts terreux, il tenait cette monnaie elle aussi mélangée à la terre, comme son âme, comme son corps, déjà. Passée sous l'eau, elle livra son secret, car elle n'était pas une vulgaire mitraille mais un louis d'or. Mon père sourit, ce sont les seules concessions qu'il faisait alors aux signes. Puis il nous raconta, à mon frère et à moi, qu'enfant, à l'école communale, il avait appris de son instituteur, pour lequel il avait la plus haute et la plus ancienne estime, une fable de La Fontaine racontant quelque chose d'approchant, Le laboureur et ses enfants. Il chercha un peu, se souvint et dit les vers, sans se tromper, comme parfois, dans la nuit de la chambre glaciale où nous dormions tous les quatre, il disait Hugo et le début d'un poème des Contemplations. Je ne me rassasiais pas de l'entendre le dire. Encore aujourd'hui, je crois, je ne l'entendrais pas sans émotion.
Le jardin, donc. De lui surgit plus tard de quoi survivre au quotidien là où le salaire de mon père était de misère. Pommes de terre aux peaux rêches, carottes aux senteurs sucrées, salades de couleurs vives, qui pleuraient le lait à la racine, haricots verts aux arabesques baroques, cornichons hérissés de piquants, comme un monstre préhistorique à la gueule patibulaire, céleris-raves à extraire de leur gangue terreuse pour de puissantes senteurs, choux verts aux zébrures labyrinthiques, mes premiers objets fractals, poireaux aux parfums puissants, les radicelles frisant comme de coquines intimités, ciboulettes graciles et indolentes dans la brise, persil moussant dans ses verts profonds, thym frais aux fragrances huileuses et provençales, échalotes fraîches qui seraient pendues dans le garage et séchées comme l'ail tressé et accroché aux charpentes, oseille broutée par les limaces et les escargots, destinée à énerver les dents et à acidifier la bouche, tomates mafflues et fessues, incarnates et fruitées. Des fleurs aussi, dans un petit carré qui n'empiète pas trop sur la part alimentaire du jardin, pour ma mère : des œillets de poète, qui ont toujours le pouvoir de m'émouvoir, ou des dahlias pompon. Et des fraises.