LE PHILOSOPHE ENGAGÉ
CHAPITRE PREMIER
Les origines (1743-1770)
L'enfant à la robe blanche
1752. A Ribemont, petite ville de Picardie, c'est déjà la fin de l'été. A l'intérieur d'une maison bourgeoise, un jeune garçon vêtu de blanc s'apprête à quitter la robe qu'il porte depuis sa plus tendre enfance. Voilà presque neuf ans qu'il est ainsi habillé en fille de Marie, parce que sa mère l'a voué au culte de la Vierge. Même pour l'époque, cet acte de dévotion a de quoi surprendre. Il était certes d'usage de vêtir les enfants d'une même robe à lisières jusqu'à quatre ou cinq ans. Mais, ensuite, chacun revêtait les vêtements de son sexe et apprenait à marcher, courir, jouer ou danser comme il sied à un petit garçon ou à une petite fille.
Au moment où le jeune Condorcet quitte la robe pour la « culotte », et les jupes de sa mère pour son précepteur, il a toujours vécu dans un monde de femmes. Comment aurait-il pu en être autrement lorsqu'on est fils unique, orphelin de père depuis l'âge d'un mois, couvé par une mère dévote et anxieuse, n'ayant pour unique modèle masculin qu'un oncle évêque aperçu de temps à autre ?
Pourtant, l'hérédité paternelle semblait vouer l'enfant à un autre destin. Originaires du sud du Dauphiné, les Caritat ont reçu le titre de comte en 980. Installés au château de Condorcet, près de Nyons, ils sont parmi les premiers à embrasser la Réforme et à défendre cette cause pendant plus de quarante ans1, souvent les armes à la main. Les Caritat, qui ont pris pour devise « Caritas » (charité), sont une famille de guerriers. L'armée est pour eux la carrière de prédilection. De vieille mais de petite noblesse provinciale, les Condorcet, peu fortunés, n'ont jamais cherché à faire leur cour aux puissants pour obtenir dignités et pensions. La fierté et l'indépendance marquent le caractère familial.
Le père de Condorcet était le second d'une famille de six enfants. Des trois frères, il eut la moins bonne part. L'aîné, Jean-Laurent, resta en possession du domaine paternel et se fit nommer, en 1716, conseiller au Parlement de Grenoble. Le plus jeune, Jacques-Marie, fit la carrière la plus brillante. Destiné d'abord au métier des armes, il embrassa soudain la carrière ecclésiastique. Grand vicaire auprès de l'archevêque d'Aix, il fut ensuite nommé évêque à Gap, puis à Auxerre où il se fit remarquer par sa sévérité à l'égard des prêtres du diocèse. Dans son Journal, le marquis d'Argenson note en juillet 1754 : « L'on vient de nommer à l'évêché d'Auxerre celui qui était à Gap, grand et terrible moliniste, déjà connu par plusieurs refus de sacrements et qui va donner bien de la tablature aux tribunaux2. » C'est ce « terrible moliniste », rarement absent de son diocèse d'Auxerre, puis de Lisieux3, qui veillera à distance sur les études du jeune Condorcet. Le père de celui-ci, Antoine, chevalier de Condorcet, ne fut qu'un brave soldat qui ne put dépasser le grade de capitaine. En garnison, à Ribemont, il connut une jeune veuve, Mme de Saint-Félix, de santé fort délicate et d'une piété qui frisait l'exaltation. Très douce et bien dotée par son père, Claude-Nicolas Gaudry 4, Marie-Madeleine épousa le capitaine du régiment de Barbançon, sans fortune, en mars 17405. De leur vie privée, nous ne savons rien, sinon qu'un fils leur naquit le 17 septembre 1743 : Marie Jean Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet. Son acte de naissance 6 indique qu'il fut, selon la coutume, baptisé le même jour, et qu'il eut pour parrain son grand-père maternel et pour marraine une demoiselle Jeanne Desforges, appartenant aussi à sa famille maternelle.
Cinq semaines plus tard, le 22 octobre 17437, le chevalier de Condorcet fut tué à Neuf-Brisach au cours de manoeuvres d'entraînement. Le bébé était encore dans la période critique, en ce temps où près d'un enfant sur quatre mourait dans les premiers mois de la vie. Sa mère, veuve pour la deuxième fois, délicate elle-même, reporta toutes ses espérances, son amour de la vie mais aussi ses inquiétudes sur ce nourrisson. Elle l'éleva seule pendant neuf ans avec une tendresse vigilante et si inquiète qu'elle le consacra à la Vierge pour le préserver de tout accident. Les biographes de Condorcet ont tous décrit cette femme comme une mère peu intelligente, superstitieuse autant que pieuse, timorée et possessive. Condorcet, pourtant, n'a jamais dénoncé la pesanteur des sentiments maternels. Selon ses notes biographiques, « si la bizarre piété d'une mère dont il ne parlait, sous le rapport de la piété même, qu'avec une vénération profonde, nuisit à la force physique qu'il avait reçue de la nature, cette piété ne fut pour lui ni un joug pesant, ni un joug corrupteur. Sa mère l'éleva avec autant de raison que de douceur8 ». Pendant ces premières années passées en tête à tête avec elle, il ne reçut, dit-on, aucun genre d'instruction. Rousseauiste avant l'heure, sa mère veilla à ce que « son imagination ne s'imprégnât d'aucune erreur ». Plus tard, Condorcet confiera que « si sa mère ne l'avait jamais repris d'un mensonge, c'était peut-être parce qu'elle avait éloigné de lui toutes les occasions d'en faire9 ».