Le prof de zumba n’a pas terminé son laïus sur l’importance des étirements que j’ai déjà fait la bise à Géraldine, enfilé ma veste de jogging et mis mes écouteurs d’iPod.
Je remonte les marches du Mix Club quatre à quatre, tourne le dos aux lumières de la Tour, passe devant la gare Montparnasse et file chez moi sur ressorts au rythme de Ma Benz. Avant la fin de la chanson, je suis dans le hall, devant ma boîte aux lettres. Un « pli volumineux » m’attend chez la gardienne. La fatigue agit comme une drogue : j’ai enchaîné les briefs sans aucune pause ou presque et n’ai pas eu une seule journée off depuis vingt et un jours – et je m’achève avec une heure de zumba. Évidemment, rester travailler tard ne me plaît pas plus que de lire la timeline de Nadine Morano, mais avant de rentrer chez moi j’attends toujours que Jean-Jérôme soit parti du bureau. Plutôt mourir d’ennui sur mon tapis de souris estampillé ECG que de lui laisser le champ libre.
Jean-Jérôme aka Jean-Jé est né la même année que moi, a le même cursus que moi, le même intitulé de poste que moi, mais Jean-Jérôme a un atout que je n’ai pas : une paire de testicules. Pour le récompenser de cet état de fait, il jouit donc au propre comme au figuré d’une stagiaire personnelle et de 7 500 euros de salaire annuel en plus.
Dans un concours d’endurance tacite, chaque soir, nous observons d’un air détaché le bureau de l’autre, guettant un lever, un interrupteur passé sur off, un lointain gimmick musical Windows signifiant qu’un ordinateur s’éteint ou un « Bonne soirée ! » lancé à la volée dans l’open space.
– Tu y vas ?
– Non, il n’est que 19 heures… pourquoi, tu y vas, toi ?
– Pas du tout, j’ai des dossiers à finir.
– Oui, oui, moi aussi.
Regards en coin.
Hors de question de quitter le bureau avant lui : autant directement annoncer que je passe, que je me couche, que j’abdique. Loin de moi l’idée de lui faire ce plaisir : moi dégagée, plus rien ne se mettrait entre lui et le poste de vice-président. Or, j’en fais une affaire de féminisme : moi vivante, il est hors de question que ce fils à papa et sa mèche ne soient officiellement promus vice-président alors qu’une femme (moi) mérite plus ce poste. Je vomis ce type, sa personnalité, ses pulls Lacoste à col en V des vendredis « Friday wear », sa morue de femme blonde qui mesure au moins 2 mètres et se hisse sur des talons-plates-formes pour parader dans le bureau abdos à l’air entre deux séances de shopping, son cheveu sur la langue, sa manière de caser dans toutes les conversations qu’il a fait Sciences po, ses blagues misogynes et racistes, et son discours hypocrite répétant à qui veut l’entendre qu’un jour, bientôt, il nous quitterait tous pour partir faire de l’humanitaire bénévolement. Ajoutant parfois que, le bénévolat, c’était quand même supermal payé.
Annick m’a bien prévenue, avec l’élégance qui la caractérise :
« VP, c’est un poste où il faut avoir des couilles, tu m’entends ? Des couilles ! » Message reçu : non seulement je dois trouver normal que ce Bernard Tapie du pauvre gagne plus que moi alors qu’il ramène moins de chiffre que moi à l’agence, mais en plus je dois admettre comme un fait acquis qu’il soit en pole position pour l’attribution de ce poste, alors que je suis objectivement plus douée que lui.
« Que veux-tu, on ne va pas refaire le monde, hein ? Moi j’ai cravaché comme une chienne, tu m’entends ? Comme une chienne, toute ma vie. À mon époque, il n’était pas question de parité, tout ce que j’ai eu, je l’ai arraché avec les dents ! Avec les dents, tu m’entends ? (Annick aime bien répéter ses fins de phrase et rajouter “Tu m’entends ?” avec emphase ; c’est purement rhétorique, il ne faut rien répondre – contrairement à ce que j’avais cru les premiers mois.) Je suis devenue la première femme présidente d’une agence de communication corporate, et sans être aidée par des quotas ou de la parité. À notre époque, on savait choisir, on ne pensait pas avec notre utérus, on n’était pas obsédées par les mouflets comme maintenant, quand on se faisait mettre en cloque, on savait quoi faire : merci Simone ! » fulmine Annick à longueur de journée, mégot encore chaud à la bouche (vous ne saviez pas ? la loi Évin comporte un alinéa spécifiant qu’elle ne s’applique pas aux cadres dirigeants de la pub), dans je ne sais trop quel but : me décourager ? manifester une forme de solidarité féminine ? me prévenir qu’il est hors de question que je bénéficie d’avantages qu’elle n’aurait pas connus… ?
Je quitte momentanément NTM et j’appuie sur la gâchette, pardon sur la sonnette de la gardienne. Certes, sa plaque annonce une fermeture de la loge à 20 heures, mais il n’est même pas 22 heures : où pourrait-elle être ailleurs ? C’est un peu lui rendre service que de la débarrasser de mon colis. Et puis, ça lui fera une animation dans sa morne soirée. En somme, elle pourrait me remercier. Pendant les longues secondes qu’elle met à se traîner jusqu’à la porte (j’entends ses claquettes en pensant « Surtout, pas trop vite, hein ? »), j’actualise machinalement l’application Facebook de mon BlackBerry. Une bulle « 1 notification » rouge m’annonce :
Émilie Percheron épouse Benoît vient de commenter votre publication.
Tiens, Émilie a lu mon petit mot…
Ce n’est rien, deux clics Facebook, mais quand j’ai vu sa requête apparaître j’ai été saisie de mille sentiments contradictoires. La joie, bien sûr, d’avoir des nouvelles de mon ex-meilleure amie ; la nostalgie, aussi, en mémoire de nos années de lycéennes ; l’émotion, surtout, de savoir qu’elle avait pensé à moi alors que plus de dix ans nous séparaient de nos souvenirs communs ; la tristesse, au fond, quand je repense aux circonstances dans lesquelles notre relation s’était terminée ; la colère, aussi, un peu, en calculant le temps perdu avant de reprendre contact.
Enfin, la gardienne daigne ouvrir sa porte, murmure quelque chose sur les horaires, me tend mon colis, dit à son labrador baveux de retourner regarder la fin de Camping Paradis et me souhaite une bonne soirée. Je n’ai pas décroché un mot et pas décollé l’œil du profil d’Émilie, trop curieuse de savoir ce qu’elle devient, avide de me plonger grâce à cette machine-à-remonter-le-temps virtuelle, dans un univers qui me ramènera peut-être à mes années de jeune fille, quand on portait des joggings relevés et des baskets blanches compensées, qu’on passait nos week-ends dans la chambre d’Émilie, à attendre la fin du téléchargement du dernier NTM sur Napster au milieu d’effluves de CK One, avec du henné sur les cheveux et des réserves de paquets de dix Marlboro light mal cachées sous son lit. Je ferme les yeux et je revois les murs de sa chambre, les pubs Morgan avec Carla Bruni, les pubs Calvin Klein avec Kate Moss, les photos du Secteur Ä découpées dans un magazine et son poster Roméo+Juliette.
En voyant qu’Émilie Percheron épouse Benoît est membre des groupes « Ceux qui disent pas la Nutella », « Maman à plein temps » et « Tu sais que tu es maman quand… », j’envisage de lui offrir une remise à niveau en personal branding pour son anniversaire. Émilie, Émilie, qu’as-tu fait de l’ado frondeuse qui roulait les joints plus vite que son ombre et piquait le carnet d’ordonnances de son père pour nous écrire de fausses dispenses de gym ?
Pourtant, ses photos semblent choisies avec un soin jaloux. On peut suivre les progrès chronologiques de ses deux enfants, blonds et souriants : l’inévitable photo de naissance avec l’annonce prétendument faite par un bébé doté de la faculté innée de taper sur un clavier AZERTY, qui aurait réquisitionné l’ordinateur de ses parents (« Je suis né cette nuit à 1 heure… » Espèce de mytho, si t’es né à 1 heure, tu ne sais pas taper !), les photos des premiers cheveux, des premières dents, des premiers biberons, des premières purées, des photos de spectacles, des photos de classe, des photos de goûters d’anniversaire, des photos de famille et une incroyable collection de photos de ventres ronds servant de toiles vivantes à des œuvres d’art toutes plus niaises les unes que les autres. Il doit en falloir, du temps libre, pour passer une heure à dessiner des cœurs au feutre sur son propre ventre. Les statuts défilent sur la timeline : « Bravo à ma puce qui est propre ». Puisque « sa puce » était propre, elle ne devait pas avoir plus de 3 ou 4 ans et donc pas de profil Facebook : quel besoin, dans ce contexte, de la féliciter par statut interposé ?
Il est noté qu’elle vit à Maintenon : sur quelle ligne se trouve cette station (ça doit être rive droite) ? Dans mon souvenir, elle sera toujours telle que je l’ai vue arriver en cours d’allemand au lycée Claude-Bernard avant qu’elle ne s’intègre un peu mieux : cette ado faussement boulotte en Dr. Martens, sac Eastpak sur l’épaule, Green Day dans les écouteurs, cachés par une épaisse frange tombante sur un regard bleu rieur, unique rockeuse dans une classe où seules deux orientations musicales étaient admises : le rap américain et le rap français. Je finis par mettre la main sur une photo d’elle, visiblement, la seule disponible : celle de son mariage où elle sourit, à moitié cachée par un immense chapeau blanc, rayonnante sous une pluie de riz. Au lycée, on s’était juré que si l’une de nous se mariait elle prendrait l’autre comme témoin.
En ouvrant la porte de mon appartement, je tape avec un pouce :
Avec plaisir, je t’envoie mes dispos en MP
. Je regrette immédiatement : n’aurais-je pas mieux fait d’attendre avant de lui répondre ? De ne pas me montrer si précipitée ? Qu’allait-elle penser, que je n’avais pas de vie et que je n’attendais que son commentaire, un samedi soir à 22 heures ? Devrais-je poster un statut dans la foulée, qui montrerait à quel point je suis occupée et prouverait à Émilie que je n’ai pas attendu sa réponse toute la soirée ? Je finis par poster :
21 jours de taf non-stop… #boire
. Je suis fière de moi : je trouve cette phrase assez énigmatique pour laisser entendre que je suis indispensable, et la fin laisse entrevoir une fille cool et fun qui sait aussi s’amuser. J’y récolte un « j’aime » immédiat de ma copine Géraldine, par-dessus tout intéressée par la partie post-hashtag qu’elle met probablement en pratique en ce moment même.
L’occasion rêvée de glisser à Émilie que, moi, je n’ai pas de mioches accrochés à mes basques et que j’ai encore le loisir de ressortir boire à 22 heures après une journée de travail et un cours de zumba. Bon, ce n’est pas ce que je vais faire en réalité, mais qu’en sait-elle ? Puis je réfléchis. Et si elle me prenait pour une alcoolo-workaholic ? Dois-je poster un autre statut précisant que le premier était du second degré ? Je me sens comme une fille qui vient de donner son numéro à un dragueur en boîte et qui s’en veut de n’avoir pas trouvé de prétexte valable pour différer la révélation du précieux 06, donnant l’impression qu’elle se fait aborder pour la première fois de sa vie.
Basile a laissé tourner Les Temps modernes sur la télé. J’entends le bruit de la douche. Sur la table basse du salon, il m’a laissé une assiette de crevettes sauce aigre-douce et un verre de vin rouge. À l’odeur, je peux deviner qu’il m’a mis une part de gâteau Gü au four. Je pique une crevette, la croque, l’avale et vide le reste dans la poubelle. Je n’ai pas vraiment faim, et surtout il a mis trop de piment. Ça m’agace que Basile ne pense pas à me demander mon avis et décide tout seul du menu de mon dîner. Et si je n’avais pas envie de crevettes ?
J’ouvre le « pli volumineux » récupéré chez la gardienne : 1 kilo de gingembre. Nul besoin de regarder l’expéditeur, je sais de qui ça vient : la mère de Basile, obsédée par l’idée que son fils unique lui assure une descendance, s’échine à nous envoyer différents présents aux sous-entendus graveleux. Au dernier Noël, une statue de la prétendue déesse de la fertilité, une petite grosse d’une couleur indéfinissable qu’elle a dû sculpter elle-même dans de la glaise et que j’ai revendue sur Leboncoin. Forcément, elle n’a jamais travaillé de sa vie, considérer qu’une grossesse n’est pas le meilleur moyen pour imposer mon leadership à l’agence est à mille lieues de ses réflexions !
Basile sort de la douche et m’interroge du regard en désignant mon téléphone en rétroallumage. Je ne lui ai jamais parlé d’Émilie : parler d’Émilie, c’est forcément parler de tout le reste, et je refuse qu’il me voie comme ça. Je ne lui dirai jamais ce que j’ai fait. Jamais. Je m’interdis même d’y penser en sa présence.
– Bon, je te laisse finir ton repas tranquillement, j’enfile un truc et je t’attends dans le lit. Les crevettes étaient bonnes ?
– Tu veux une médaille ? fais-je un peu agacée par sa façon de quémander des compliments pour une chose aussi banale que de faire cuire trois crevettes et servir un verre de vin. Toujours étonné quand je deviens un peu cassante, il garde son légendaire calme olympien :
– Un merci suffira…
– C’est bon, je peux prendre la salle de bains ou tu veux aussi te faire un patch anticomédons ?
Je sais ce que vous vous dites. Mais, si je suis désagréable, c’est pour une bonne raison. Si je me montre trop sympa, Basile voudra reprendre nos essais bébés où nous les avons laissés. Or, depuis l’avertissement d’Annick, ce n’est plus d’actualité. Alors que je suis si près du but, il est hors de question de ruiner mes chances de devenir vice-présidente de l’agence pour une histoire de môme. Oui, j’ai envie d’avoir un bébé, et oui je le veux avec Basile et personne d’autre. Mais je veux surtout l’accueillir dans de bonnes conditions. Sinon, ça signifierait que j’ai fait tout ça pour rien. J’enfile un gros pyjama et d’énormes chaussettes de ski qui, d’après le dernier Biba, envoient un message à mon compagnon : no sex tonight. Au moment où je passe devant la chambre, je vois clairement qu’il ferme une fenêtre de navigation : le fond rose, la typo ronde, j’en mettrais ma main à couper : il était sur Famili.fr, en train de remplir mon calendrier d’ovulation interactif !
Vingt minutes plus tard, quand il me crie pour la troisième fois de venir me coucher sans quoi il lancera la dernière saison de Game of Thrones sans moi, je mets mon BlackBerry en vibreur et le glisse sous mon oreiller, comme à mon habitude. Avec un imperceptible pincement au cœur, en regardant la mère des dragons réunir son armée, je me dis que rien n’a vraiment changé depuis le lycée.