Marlène Schiappa
Pas plus de 4 heures de sommeil
Stock
Couverture François Supiot
Illustration de couverture : © Peter Dazeley / Getty Images
© Éditions Stock, 2014
9782234078345
01
ISBN 978-2-234-07834-5
Pas plus de 4 heures de sommeil
DU MÊME AUTEUR
J’aime ma famille ! ; le livre qui vous aidera à en rire plutôt qu’à en pleurer !, en coll. avec Loïc Lecanu, Robert Laffont, 2010
Maman travaille ; le guide, First éditions, 2011
Je reprends le travail après bébé, Tournez la page, 2012
Éloge de l’enfant roi, François Bourin, 2012
Les 200 Astuces de maman travaille, Quotidien malin, 2013
Le dictionnaire déjanté de la maternité, Michalon, 2013
Le guide de grossesse de maman travaille, Quotidien malin, 2014
roman
Aux copines qui passent…
À celles qui restent.
« Le moteur essentiel qui a poussé les femmes à reprendre en charge leurs enfants, c’est tout simplement leur volonté de puissance. »
Élisabeth Badinter, L’Amour en plus
« Avant les femmes élevaient les enfants, maintenant elles doivent élever les enfants et EN PLUS travailler. »
Frédéric Beigbeder, Un roman français
Pour paraphraser Raymond Queneau, tous les personnages de ce roman sont imaginaires – à part Paris et la maternité.
Octobre
Émilie
Il est à peine 22 heures, et ma soirée d’anniversaire est déjà terminée. À l’étage, les veilleuses Barbapapa des enfants ont épuisé toute leur réserve de batterie et les mobiles musicaux se sont tus. À travers le babyphone, je peux percevoir, en provenance de la chambre du fond, la respiration sifflante de mon mari endormi. Jusqu’au dernier moment, j’y ai cru : d’abord, j’ai pensé qu’il m’avait organisé une fête surprise puis, n’entendant aucune voiture arriver, j’ai imaginé qu’il avait réservé la baby-sitter pour m’emmener au restaurant. En amoureux. Ou ce qu’il en reste.
Combien de fois ne lui ai-je pas parlé de cet établissement gastronomique place des Épars ? Il lui aurait suffi d’un coup de fil pour réserver et d’une demi-heure de voiture jusqu’à Chartres. J’ai même découpé une critique dans un magazine, critique que j’ai aimantée sur le frigo, entre l’emploi du temps de l’école, les menus Dukan et l’ordonnance du Doliprane. Le message me semblait pourtant suffisamment clair…
L’heure passant, Franck ne quittant pas son vieux T-shirt Nirvana, j’en ai déduit que mon entrée dans la trentaine se ferait par la petite porte, sans plus de tapage. Oh, bien sûr, il m’a offert un cadeau – un gilet emballé avec soin par la vendeuse – et a proposé d’aller chercher un fraisier à la boulangerie. Par politesse, j’ai refusé. Il n’a pas insisté. Faute de bougie « 30 », j’ai soufflé une bougie « 29 » de redoublement, posée à défaut de gâteau sur le Père Dodu à moitié brûlé de ma fille aînée.
Je ne lui en veux évidemment pas, la situation est assez difficile pour lui. On l’a chargé de conduire le plan social dans son entreprise de représentants médicaux, il reçoit chaque jour dans son bureau des collègues qu’il doit décider de garder ou de renvoyer. Sous tension permanente. Un bref instant, je m’en veux de me montrer si exigeante avec un homme qui m’offre tout ce qu’une femme peut attendre de la vie : une belle maison et de beaux enfants. Je ravale mes griefs et me saisis de la télécommande. Sur la télé fixée au mur, le générique d’On n’est pas couché défile sans le son – il ne faudrait pas réveiller les enfants. Sur la table basse, des cadavres de yaourts premier prix gisent sur une pile de petites cuillères sales.
L’âge me rend-il lucide ? Pour la première fois depuis longtemps, je quitte mes lunettes roses de Candide et mon salon m’apparaît tel qu’il est vraiment. La chaise haute verte est quasi intégralement recouverte de purée, et la toile cirée a brûlé par endroits. Le chat se fait les griffes sur ce qui a dû être un plaid (d’où vient-il ? Impossible de m’en souvenir. Un cadeau de ma mère ?), le trotteur semble avoir subi les derniers outrages, et les rideaux attendent leur ourlet depuis assez longtemps pour avoir un peu jauni. Les murs n’ont pas tous été peints – les bandelettes de démarcation commencent à se décoller dans les coins – si bien qu’on peut encore voir les différentes couches de couleur.
Les travaux avancent trop doucement et, dans un genre d’instinct de survie, nous avons décidé tacitement Franck et moi de ne plus parler des fils électriques dénudés ou des cloisons à moitié démontées. Nous circulons dans la maison avec des œillères, naviguant dans une sorte de réalité diminuée. Dans l’air, l’odeur du neuf et du sale se mêlent : les effluves de peinture pas encore sèche et de colle à carrelage rejoignent ceux de la litière du chat et du lait caillé, de la poubelle à couches et du lait de toilette, créant un parfum unique que je n’aurais pas su définir précisément mais que j’aurais pu reconnaître entre mille : « Chez moi ».
Franck et moi avons acheté cette maison peu après la naissance de notre fille aînée : nous étions alors à la recherche de calme (nous avons chanté à nos amis l’air de J’aime plus Paris sur tous les tons…) et le prix (deux fois moins cher qu’un appartement parisien) a achevé de nous persuader. Nous n’aurions que quelques travaux à faire…
– Tu aimes ?
– Si tu aimes, j’aime…
– On la prend ?
– Si tu veux la prendre, prenons-la…
Si j’avais pu deviner que lesdits travaux ne seraient pas achevés plus de quatre ans après, peut-être n’aurais-je pas été si enthousiaste à l’idée de m’endetter pendant trente-cinq ans pour une semi-ruine en chantier.
Puisque les mensualités étaient moins élevées que notre loyer parisien, il fut décidé que je prendrais un congé parental et que seul Franck irait travailler. Théoriquement, de Maintenon à Paris, il y en avait pour une petite heure. Franck pourrait poursuivre sa carrière sans rien changer de ses habitudes, et j’irais souvent à Paris rendre visite à des amies. Nous profiterions bien mieux de la ville en y venant ponctuellement, comme des touristes, nous pourrions nous promener sur les quais de Seine, emmener nos enfants au musée du quai Branly ou à la Cité des sciences, manger une glace chez Berthillon et rentrer chez nous, dans notre maison deux fois plus grande et deux fois moins chère, finir la soirée en famille autour d’un bon feu de cheminée. Bien sûr, ça n’est jamais arrivé, pour la bonne et simple raison que nous n’avons toujours pas terminé la construction de notre cheminée, qui se résume pour l’instant à un emplacement vide.
Et quitter Paris ne nous a pas permis d’aller plus souvent au musée ou manger des glaces chez Berthillon, chose que nous ne faisions de toute façon déjà pas quand nous y vivions.
Comme tous les ex-Parisiens tiennent le même raisonnement, l’A10 est souvent bouchée de voitures immatriculées 28 et 78. Franck y passe près de quatre heures par jour, partant vers 7 h 30 et ne rentrant jamais avant 21 heures.
« À quoi me sert d’avoir un jardin, je ne le vois quasi jamais autrement qu’à la nuit tombée ! » gémit-il les soirs de grande déprime, bien qu’il ne cesse de vanter les vertus d’un « espace vert à domicile » les rares fois où je l’entends téléphoner à nos amis parisiens.
Moi, la dernière fois que je suis allée à Paris, DSK était encore directeur du FMI. Découragés par les trajets, le jour de notre pendaison de crémaillère, nombreux sont les convives à s’être fait porter pâles. « On n’a pas de voiture… » ; « Benoît travaille tôt demain matin… » ; « Désolée, mais on a la flemme. » Plus le temps passe, moins nous recevons de visites. Et dire que nous avions acheté cette maison en fantasmant sur les nombreux barbecues entre potes que nous pourrions y organiser ! Un couple avec un enfant, encore, ça restait concevable ; mais une famille de quatre personnes et un chat rebute totalement les visiteurs. Même ma mère a soupiré : « Quand même, c’est bien loin de Paris », en roulant des yeux horrifiés devant l’ampleur de la rénovation.
Désormais, la journée, je gère seule les repas des enfants, les maladies des enfants, les bains des enfants, si bien que je me dis parfois que la seule différence entre ma vie et celle d’une mère célibataire, c’est que la mère célibataire n’entend pas ronfler la nuit. Heureusement, j’ai une connexion Internet. Je me lève mollement, entreprends de débarrasser la table, sors mon tire-lait pour congeler quelques réserves et stimuler ma lactation, me sers une Danette, « marque repère » au passage, en m’efforçant de ne pas laisser traîner l’œil ni sur la critique gastronomique du restaurant de la place des Épars, ni sur le portrait souriant d’un Pierre Dukan un peu froissé présentant ses recettes à base de son d’avoine, et prends le MacBook de Franck sur mes genoux.
Sur Facebook au moins, quelques personnes auront pensé à me souhaiter mon entrée dans la trentaine…
Bienvenue dans les trente glorieuses !
Tu vas voir, 30 ans c’est extra
. Je fronce les sourcils et relis le dernier pour être certaine de ne pas m’être trompée. Au milieu des cartes virtuelles et des petits sourires de virgules, Morgane, ma meilleure amie du lycée que je n’ai pas vue depuis plus de dix ans m’a laissé un mot.
Joyeux anniversaire Émilie !
D’accord, il est plutôt laconique et impersonnel, mais tout de même… l’intention est là. Je me rappelle avoir envoyé une requête à Morgane il y a plusieurs mois de cela, un peu malgré moi, cliquant à la chaîne sur une suite de « People you may know » proposés par l’algorithme Facebookien, et l’avoir immédiatement regretté. Il est des choses – ou des gens – qu’il faut peut-être savoir laisser dans le passé.
Je m’empresse néanmoins de cliquer sur la photo de mon ex-amie poussée par la curiosité d’aller voir quelle sorte de vie elle mène. Facebook m’apprend que Morgane est directrice conseil dans une grande agence de pub – ce qui m’étonne, elle a toujours été du genre cancre –, qu’elle est en couple avec un certain Basile Cissé – ce qui me rassure, vu la manière dont nous nous sommes quittées –, qu’elle aime Dexter, Élisabeth Badinter, le CJD, la pub Citroën et Skap’1, qu’elle a 3 781 amis.
Sur ce point, elle n’a pas changé : toujours prompte à se mettre en avant… Une cinquantaine de commentaires répond à chacun de ses statuts, y compris quand elle rapporte des choses totalement insignifiantes sur le programme télé ou les dernières déclarations de François Hollande sur la Syrie, une foule d’internautes se presse pour aimer, critiquer, commenter, partager la moindre de ses réflexions existentielles.
Déjà, au lycée, elle souffrait du syndrome de la chef des pom-pom girls : elle inspirait une sorte d’admiration mêlée de crainte aux filles de notre classe ; on l’adorait ou on la détestait, ce qu’elle ne comprenait et ne supportait pas, mais dont, au fond, elle ne pouvait se passer.
Visiblement aujourd’hui, sa vraie passion, c’est se prendre en photo elle-même. Quand je clique sur l’onglet « photos », mon écran est envahi de dizaines de Morgane : Morgane en Bikini sur une plage du bout du monde, caïpirinha à la main et lunettes de créateur sur le front ; Morgane en tailleur-pantalon au micro d’une tribune ; Morgane à côté de ce qui semblait être Marion Cotillard avec un mur Dior ; Morgane posant devant Madison Square Garden ; Morgane posant devant la mairie de Paris, Morgane posant… Elle est le genre de personnes à prendre en photo son propre courrier : plusieurs invitations VIP ponctuées : « C’est HUGE » ou « OMG j’ai trop hâte d’y être ». En réponse à son post, je clique sur « j’aime » et commente :
Merci Morgane à bientôt alors ?
Le logo à côté de son nom verdit, elle est en ligne ! J’actualise immédiatement pour voir si mon ex-amie a déjà répondu. Non. Elle a sans doute mieux à faire.
J’avale une cuillère de Danette en me rapprochant de la télé pour tenter d’entendre. Sur l’écran, un « bon client » télévisuel s’agite, comme un pantin ridicule, le front brillant. Je me dis, avec juste un peu plus d’aigreur que je ne l’aurais voulu, que Morgane mène une vie de rêve, et je me sens bien peu de chose, seule le soir de mes 30 ans, devant ma télé muette, avec ma Danette à la main.
Morgane
Le prof de zumba n’a pas terminé son laïus sur l’importance des étirements que j’ai déjà fait la bise à Géraldine, enfilé ma veste de jogging et mis mes écouteurs d’iPod.
Je remonte les marches du Mix Club quatre à quatre, tourne le dos aux lumières de la Tour, passe devant la gare Montparnasse et file chez moi sur ressorts au rythme de Ma Benz. Avant la fin de la chanson, je suis dans le hall, devant ma boîte aux lettres. Un « pli volumineux » m’attend chez la gardienne. La fatigue agit comme une drogue : j’ai enchaîné les briefs sans aucune pause ou presque et n’ai pas eu une seule journée off depuis vingt et un jours – et je m’achève avec une heure de zumba. Évidemment, rester travailler tard ne me plaît pas plus que de lire la timeline de Nadine Morano, mais avant de rentrer chez moi j’attends toujours que Jean-Jérôme soit parti du bureau. Plutôt mourir d’ennui sur mon tapis de souris estampillé ECG que de lui laisser le champ libre.
Jean-Jérôme aka Jean-Jé est né la même année que moi, a le même cursus que moi, le même intitulé de poste que moi, mais Jean-Jérôme a un atout que je n’ai pas : une paire de testicules. Pour le récompenser de cet état de fait, il jouit donc au propre comme au figuré d’une stagiaire personnelle et de 7 500 euros de salaire annuel en plus.
Dans un concours d’endurance tacite, chaque soir, nous observons d’un air détaché le bureau de l’autre, guettant un lever, un interrupteur passé sur off, un lointain gimmick musical Windows signifiant qu’un ordinateur s’éteint ou un « Bonne soirée ! » lancé à la volée dans l’open space.
– Tu y vas ?
– Non, il n’est que 19 heures… pourquoi, tu y vas, toi ?
– Pas du tout, j’ai des dossiers à finir.
– Oui, oui, moi aussi.
Regards en coin.
Hors de question de quitter le bureau avant lui : autant directement annoncer que je passe, que je me couche, que j’abdique. Loin de moi l’idée de lui faire ce plaisir : moi dégagée, plus rien ne se mettrait entre lui et le poste de vice-président. Or, j’en fais une affaire de féminisme : moi vivante, il est hors de question que ce fils à papa et sa mèche ne soient officiellement promus vice-président alors qu’une femme (moi) mérite plus ce poste. Je vomis ce type, sa personnalité, ses pulls Lacoste à col en V des vendredis « Friday wear », sa morue de femme blonde qui mesure au moins 2 mètres et se hisse sur des talons-plates-formes pour parader dans le bureau abdos à l’air entre deux séances de shopping, son cheveu sur la langue, sa manière de caser dans toutes les conversations qu’il a fait Sciences po, ses blagues misogynes et racistes, et son discours hypocrite répétant à qui veut l’entendre qu’un jour, bientôt, il nous quitterait tous pour partir faire de l’humanitaire bénévolement. Ajoutant parfois que, le bénévolat, c’était quand même supermal payé.
Annick m’a bien prévenue, avec l’élégance qui la caractérise :
« VP, c’est un poste où il faut avoir des couilles, tu m’entends ? Des couilles ! » Message reçu : non seulement je dois trouver normal que ce Bernard Tapie du pauvre gagne plus que moi alors qu’il ramène moins de chiffre que moi à l’agence, mais en plus je dois admettre comme un fait acquis qu’il soit en pole position pour l’attribution de ce poste, alors que je suis objectivement plus douée que lui.
« Que veux-tu, on ne va pas refaire le monde, hein ? Moi j’ai cravaché comme une chienne, tu m’entends ? Comme une chienne, toute ma vie. À mon époque, il n’était pas question de parité, tout ce que j’ai eu, je l’ai arraché avec les dents ! Avec les dents, tu m’entends ? (Annick aime bien répéter ses fins de phrase et rajouter “Tu m’entends ?” avec emphase ; c’est purement rhétorique, il ne faut rien répondre – contrairement à ce que j’avais cru les premiers mois.) Je suis devenue la première femme présidente d’une agence de communication corporate, et sans être aidée par des quotas ou de la parité. À notre époque, on savait choisir, on ne pensait pas avec notre utérus, on n’était pas obsédées par les mouflets comme maintenant, quand on se faisait mettre en cloque, on savait quoi faire : merci Simone ! » fulmine Annick à longueur de journée, mégot encore chaud à la bouche (vous ne saviez pas ? la loi Évin comporte un alinéa spécifiant qu’elle ne s’applique pas aux cadres dirigeants de la pub), dans je ne sais trop quel but : me décourager ? manifester une forme de solidarité féminine ? me prévenir qu’il est hors de question que je bénéficie d’avantages qu’elle n’aurait pas connus… ?
Je quitte momentanément NTM et j’appuie sur la gâchette, pardon sur la sonnette de la gardienne. Certes, sa plaque annonce une fermeture de la loge à 20 heures, mais il n’est même pas 22 heures : où pourrait-elle être ailleurs ? C’est un peu lui rendre service que de la débarrasser de mon colis. Et puis, ça lui fera une animation dans sa morne soirée. En somme, elle pourrait me remercier. Pendant les longues secondes qu’elle met à se traîner jusqu’à la porte (j’entends ses claquettes en pensant « Surtout, pas trop vite, hein ? »), j’actualise machinalement l’application Facebook de mon BlackBerry. Une bulle « 1 notification » rouge m’annonce :
Émilie Percheron épouse Benoît vient de commenter votre publication.
Tiens, Émilie a lu mon petit mot…
Ce n’est rien, deux clics Facebook, mais quand j’ai vu sa requête apparaître j’ai été saisie de mille sentiments contradictoires. La joie, bien sûr, d’avoir des nouvelles de mon ex-meilleure amie ; la nostalgie, aussi, en mémoire de nos années de lycéennes ; l’émotion, surtout, de savoir qu’elle avait pensé à moi alors que plus de dix ans nous séparaient de nos souvenirs communs ; la tristesse, au fond, quand je repense aux circonstances dans lesquelles notre relation s’était terminée ; la colère, aussi, un peu, en calculant le temps perdu avant de reprendre contact.
Enfin, la gardienne daigne ouvrir sa porte, murmure quelque chose sur les horaires, me tend mon colis, dit à son labrador baveux de retourner regarder la fin de Camping Paradis et me souhaite une bonne soirée. Je n’ai pas décroché un mot et pas décollé l’œil du profil d’Émilie, trop curieuse de savoir ce qu’elle devient, avide de me plonger grâce à cette machine-à-remonter-le-temps virtuelle, dans un univers qui me ramènera peut-être à mes années de jeune fille, quand on portait des joggings relevés et des baskets blanches compensées, qu’on passait nos week-ends dans la chambre d’Émilie, à attendre la fin du téléchargement du dernier NTM sur Napster au milieu d’effluves de CK One, avec du henné sur les cheveux et des réserves de paquets de dix Marlboro light mal cachées sous son lit. Je ferme les yeux et je revois les murs de sa chambre, les pubs Morgan avec Carla Bruni, les pubs Calvin Klein avec Kate Moss, les photos du Secteur Ä découpées dans un magazine et son poster Roméo+Juliette.
En voyant qu’Émilie Percheron épouse Benoît est membre des groupes « Ceux qui disent pas la Nutella », « Maman à plein temps » et « Tu sais que tu es maman quand… », j’envisage de lui offrir une remise à niveau en personal branding pour son anniversaire. Émilie, Émilie, qu’as-tu fait de l’ado frondeuse qui roulait les joints plus vite que son ombre et piquait le carnet d’ordonnances de son père pour nous écrire de fausses dispenses de gym ?
Pourtant, ses photos semblent choisies avec un soin jaloux. On peut suivre les progrès chronologiques de ses deux enfants, blonds et souriants : l’inévitable photo de naissance avec l’annonce prétendument faite par un bébé doté de la faculté innée de taper sur un clavier AZERTY, qui aurait réquisitionné l’ordinateur de ses parents (« Je suis né cette nuit à 1 heure… » Espèce de mytho, si t’es né à 1 heure, tu ne sais pas taper !), les photos des premiers cheveux, des premières dents, des premiers biberons, des premières purées, des photos de spectacles, des photos de classe, des photos de goûters d’anniversaire, des photos de famille et une incroyable collection de photos de ventres ronds servant de toiles vivantes à des œuvres d’art toutes plus niaises les unes que les autres. Il doit en falloir, du temps libre, pour passer une heure à dessiner des cœurs au feutre sur son propre ventre. Les statuts défilent sur la timeline : « Bravo à ma puce qui est propre ». Puisque « sa puce » était propre, elle ne devait pas avoir plus de 3 ou 4 ans et donc pas de profil Facebook : quel besoin, dans ce contexte, de la féliciter par statut interposé ?
Il est noté qu’elle vit à Maintenon : sur quelle ligne se trouve cette station (ça doit être rive droite) ? Dans mon souvenir, elle sera toujours telle que je l’ai vue arriver en cours d’allemand au lycée Claude-Bernard avant qu’elle ne s’intègre un peu mieux : cette ado faussement boulotte en Dr. Martens, sac Eastpak sur l’épaule, Green Day dans les écouteurs, cachés par une épaisse frange tombante sur un regard bleu rieur, unique rockeuse dans une classe où seules deux orientations musicales étaient admises : le rap américain et le rap français. Je finis par mettre la main sur une photo d’elle, visiblement, la seule disponible : celle de son mariage où elle sourit, à moitié cachée par un immense chapeau blanc, rayonnante sous une pluie de riz. Au lycée, on s’était juré que si l’une de nous se mariait elle prendrait l’autre comme témoin.
En ouvrant la porte de mon appartement, je tape avec un pouce :
Avec plaisir, je t’envoie mes dispos en MP
. Je regrette immédiatement : n’aurais-je pas mieux fait d’attendre avant de lui répondre ? De ne pas me montrer si précipitée ? Qu’allait-elle penser, que je n’avais pas de vie et que je n’attendais que son commentaire, un samedi soir à 22 heures ? Devrais-je poster un statut dans la foulée, qui montrerait à quel point je suis occupée et prouverait à Émilie que je n’ai pas attendu sa réponse toute la soirée ? Je finis par poster :
21 jours de taf non-stop… #boire
. Je suis fière de moi : je trouve cette phrase assez énigmatique pour laisser entendre que je suis indispensable, et la fin laisse entrevoir une fille cool et fun qui sait aussi s’amuser. J’y récolte un « j’aime » immédiat de ma copine Géraldine, par-dessus tout intéressée par la partie post-hashtag qu’elle met probablement en pratique en ce moment même.
L’occasion rêvée de glisser à Émilie que, moi, je n’ai pas de mioches accrochés à mes basques et que j’ai encore le loisir de ressortir boire à 22 heures après une journée de travail et un cours de zumba. Bon, ce n’est pas ce que je vais faire en réalité, mais qu’en sait-elle ? Puis je réfléchis. Et si elle me prenait pour une alcoolo-workaholic ? Dois-je poster un autre statut précisant que le premier était du second degré ? Je me sens comme une fille qui vient de donner son numéro à un dragueur en boîte et qui s’en veut de n’avoir pas trouvé de prétexte valable pour différer la révélation du précieux 06, donnant l’impression qu’elle se fait aborder pour la première fois de sa vie.
Basile a laissé tourner Les Temps modernes sur la télé. J’entends le bruit de la douche. Sur la table basse du salon, il m’a laissé une assiette de crevettes sauce aigre-douce et un verre de vin rouge. À l’odeur, je peux deviner qu’il m’a mis une part de gâteau Gü au four. Je pique une crevette, la croque, l’avale et vide le reste dans la poubelle. Je n’ai pas vraiment faim, et surtout il a mis trop de piment. Ça m’agace que Basile ne pense pas à me demander mon avis et décide tout seul du menu de mon dîner. Et si je n’avais pas envie de crevettes ?
J’ouvre le « pli volumineux » récupéré chez la gardienne : 1 kilo de gingembre. Nul besoin de regarder l’expéditeur, je sais de qui ça vient : la mère de Basile, obsédée par l’idée que son fils unique lui assure une descendance, s’échine à nous envoyer différents présents aux sous-entendus graveleux. Au dernier Noël, une statue de la prétendue déesse de la fertilité, une petite grosse d’une couleur indéfinissable qu’elle a dû sculpter elle-même dans de la glaise et que j’ai revendue sur Leboncoin. Forcément, elle n’a jamais travaillé de sa vie, considérer qu’une grossesse n’est pas le meilleur moyen pour imposer mon leadership à l’agence est à mille lieues de ses réflexions !
Basile sort de la douche et m’interroge du regard en désignant mon téléphone en rétroallumage. Je ne lui ai jamais parlé d’Émilie : parler d’Émilie, c’est forcément parler de tout le reste, et je refuse qu’il me voie comme ça. Je ne lui dirai jamais ce que j’ai fait. Jamais. Je m’interdis même d’y penser en sa présence.
– Bon, je te laisse finir ton repas tranquillement, j’enfile un truc et je t’attends dans le lit. Les crevettes étaient bonnes ?
– Tu veux une médaille ? fais-je un peu agacée par sa façon de quémander des compliments pour une chose aussi banale que de faire cuire trois crevettes et servir un verre de vin. Toujours étonné quand je deviens un peu cassante, il garde son légendaire calme olympien :
– Un merci suffira…
– C’est bon, je peux prendre la salle de bains ou tu veux aussi te faire un patch anticomédons ?
Je sais ce que vous vous dites. Mais, si je suis désagréable, c’est pour une bonne raison. Si je me montre trop sympa, Basile voudra reprendre nos essais bébés où nous les avons laissés. Or, depuis l’avertissement d’Annick, ce n’est plus d’actualité. Alors que je suis si près du but, il est hors de question de ruiner mes chances de devenir vice-présidente de l’agence pour une histoire de môme. Oui, j’ai envie d’avoir un bébé, et oui je le veux avec Basile et personne d’autre. Mais je veux surtout l’accueillir dans de bonnes conditions. Sinon, ça signifierait que j’ai fait tout ça pour rien. J’enfile un gros pyjama et d’énormes chaussettes de ski qui, d’après le dernier Biba, envoient un message à mon compagnon : no sex tonight. Au moment où je passe devant la chambre, je vois clairement qu’il ferme une fenêtre de navigation : le fond rose, la typo ronde, j’en mettrais ma main à couper : il était sur Famili.fr, en train de remplir mon calendrier d’ovulation interactif !
Vingt minutes plus tard, quand il me crie pour la troisième fois de venir me coucher sans quoi il lancera la dernière saison de Game of Thrones sans moi, je mets mon BlackBerry en vibreur et le glisse sous mon oreiller, comme à mon habitude. Avec un imperceptible pincement au cœur, en regardant la mère des dragons réunir son armée, je me dis que rien n’a vraiment changé depuis le lycée.