Livre I
L'ÉVEIL
L'été 1986 fut un bel été. Soixante-deux ans ont passé depuis.
Pendant les premières semaines du mois de juin, les présentateurs météo de toutes les chaînes mirent en garde la population – avec ce détachement qu'affectionnent les gens de l'audiovisuel – contre la canicule qui allait bientôt sévir. On ne parlait pas encore de rationner l'eau et, à vrai dire, les citadins s'en moquaient. Encagés depuis des mois dans le béton, enkystés dans la grisaille de leur existence, ils se réjouissaient à présent ; le temps les poussait enfin hors des murs. Ils iraient s'entasser sous l'ombre des arbres dans les parcs publics, s'agréger dans la fraîcheur de la piscine municipale. Ceux qui avaient préparé de longue date leurs vacances à l'étranger – c'est-à-dire des destinations chaudes et balnéaires – regrettaient déjà leur argent, songeaient aux vacances d'hiver qu'ils ne pourraient se payer. Seuls les vieux, perdus dans la banlieue ou parqués dans des asiles, et les paysans, qui se lamentaient dans leur ferme en périphérie de la ville, tremblaient. Le mot canicule ne résonnait pas de la même manière à leurs oreilles.
Cependant, je l'ai déjà dit, les citadins s'en moquaient. L'inquiétude les rattraperait plus tard, lorsque la pluie tomberait, au moment des bilans et des enterrements. Une certaine horreur agiterait leurs nerfs déjà affaiblis à l'écoute des chiffres égrenés par le présentateur. Ensuite, ils s'endormiraient, attendant le retour du soleil, oubliant lentement le taux de mortalité sénile (une nouvelle expression) et la crise qui rattrapait les agriculteurs ruinés par la sécheresse. L'été s'achèverait ainsi, dans le bruit ronflant des ventilateurs, le ventre tendu par une dernière grillade, une bière à la main – la sueur des téléspectateurs rendue un peu plus poisseuse par un soupçon de culpabilité.
Traumstaat était une agglomération de moyenne dimension. Son refus d'excès, ni trop petite, ni trop grande, la condamnait à une forme d'hésitation qui la cantonnait à la médiocrité. Elle n'abritait aucun cinéma, aucun restaurant japonais, ni même un magasin de jeux de rôle. Pourtant, tout le monde ne se connaissait pas ; on ne se saluait pas les uns les autres sans distinction dans les rues, comme cela se faisait encore dans certains bourgs. Les citoyens s'y croisaient dans l'indifférence, leur silhouette étrangement flottante, connue et inconnue à la fois.
Il était possible de discerner – discerner seulement, c'est-à-dire tracer du bout des yeux le contour fluctuant de leur corps – ces gens qui n'étaient, somme toute, pas des étrangers, mais des formes communes, identifiables et qualifiables ; un visage, une démarche, un manteau élimé, l'homme qui promenait son petit chien au bout d'une laisse trop longue. C'est la vieille du quartier untel ou le monsieur qui porte toujours un chapeau mou.
Anodine, peuplée d'hommes et de femmes ordinaires, Traumstaat méritait-elle seulement que l'on s'attarde sur elle ? Sur les personnes qui y vécurent ? Je suis tenté de répondre par la négative, contrairement à certaines personnes de mon entourage.
Aujourd'hui, on m'oblige à convoquer des images sans couleur. Combien étaient-ils encore à considérer le tracé de cette ville comme un diagramme du passé ? Ce carrefour tant de fois traversé comme le point d'ancrage pour un souvenir, un feu de signalisation pour des points de suspension, un arbre, une rue ou n'importe quoi d'autre. On croit que la ville garantit l'histoire parce que, à l'échelle d'un homme, elle fait figure de monstre. Avec ses excroissances de matériaux incassables, pierres, briques, béton, acier, comment pourrait-elle, cette entité excessive, plier sous le poids du temps ?
C'est oublier que les gens vivent, pareils à la cité qui vieillit et se métamorphose. Faut-il y voir la seule faute du temps ? L'homme – dans tout ce que ce mot peut signifier de total – participe lui-même à cette œuvre de défiguration.
Mais plus tard, seulement, le regret nous rattrape.
Celui qui marche dans le quartier de son enfance, après trente ans de voyages et d'implantations ratées ; celui-là ne retrouve pas, juste au coin de la rue, cet arbre qu'il aimait toucher de sa main. D'ailleurs, il ne retrouve pas même le carrefour. La façade des immeubles porte d'autres couleurs ; certains n'existent plus, d'autres existent.
Un court instant, cet individu avait espéré – il avait cru. Mais quoi ? Retrouver le passé, un témoignage, un signe rappelant son passage en ce lieu.
Une trace.
Cinq enfants s'étaient réunis sur une petite place du centre-ville. Comme je l'ai dit, c'était le début de l'été 1986, il faisait chaud. Aucun d'eux n'avait conscience, évidemment, des regrets qu'ils pourraient éprouver plus tard, lorsqu'ils contempleraient le supermarché s'agrippant sur leur ancienne place de jeux, jetant ses lumières criardes sur leurs visages effarés. Effacés. Comme leurs jeux, leurs souvenirs, leurs espoirs. L'extérieur est le pire des envahisseurs ; silencieux et implacable, il ronge l'intime. La petite place a aujourd'hui disparu ; en quelque sorte, une intimité violée par un supermarché. Sur l'homme, j'ai écrit, tout à l'heure, dans tout ce que ce mot peut signifier de total ; et je m'aperçois que cette totalité, ce doit être le temps absolu.