1.
Après la mort de Pierre Delmas, sa sœur, Bernadette Bouchardeau, avait tenté de reprendre en main les affaires de la maison. La bonne volonté de la brave femme était évidente, tout autant que son incapacité à gérer un domaine tel que celui de Montillac.
Assise au bureau de son frère, elle éparpillait les papiers en gémissant à l'adresse de Camille d'Argilat qui s'était proposée de l'aider :
— Mon Dieu, qu'allons-nous devenir ? Je ne comprends rien à ces chiffres. Il faut demander à Fayard, le régisseur.
— Allez vous reposer, madame, je vais essayer d'y voir plus clair.
— Merci, ma petite Camille, vous êtes bien brave, dit-elle en se levant... Léa devrait se ressaisir, ajouta-t-elle en retirant ses lunettes, moi aussi j'ai de la peine, mais je fais un effort.
Camille dissimula un sourire.
— Vous êtes sans doute plus forte.
— Sans doute, acquiesça Bernadette Bouchardeau.
« Que cette femme est bête », pensa Camille.
— Bonne nuit, mon enfant. Ne vous couchez pas trop tard.
La porte se referma sans bruit. Des pas pesants dans l'escalier, le craquement de la dixième marche puis, de nouveau, le silence de la maison endormie, silence troublé parfois par une rafale du vent froid de novembre qui faisait frémir les murs et trembler les flammes dans la cheminée. Camille, debout au milieu de la pièce chaude, regardait le feu sans le voir. Soudain une bûche se cassa et retomba en projetant sur le tapis des étincelles et des braises. La jeune femme sursauta et se précipita pour prendre les pincettes et ramasser les brandons. Elle en profita pour jeter un cep dans le foyer qui provoqua un crépitement accéléré et joyeux.
Elle resserra la ceinture de sa robe de chambre et se rassit devant le bureau de Pierre Delmas.


Camille travailla durant toute une partie de la nuit, ne redressant la tête que pour frotter sa nuque douloureuse.
Trois heures sonnèrent à la pendule.
— Tu n'es pas encore couchée ! s'exclama Léa en entrant.
— Toi non plus, apparemment, fit Camille avec un tendre sourire.
— Je suis venue chercher un livre, je n'arrive pas à dormir.
— As-tu pris les cachets que t'a donnés le docteur Blanchard ?
— Oui, mais ils ne servent qu'à m'abrutir dans la journée.
— Dis-le lui, il t'en donnera d'autres. Tu dois dormir.
— Je voudrais bien et en même temps j'ai peur. Dès que je m'endors, l'homme d'Orléans arrive, le visage couvert de sang. Il s'avance vers moi... tente de m'attraper et me dit : « Pourquoi m'as-tu tué, petite salope, petite putain ? Viens, ma jolie, viens, je vais te montrer combien c'est bon de faire l'amour avec un mort. Je suis sûr que tu aimes ça. Hein ?... ordure, tu aimes ça la charogne, tu... »
— Arrête, cria Camille en la secouant par les épaules, arrête !
L'air hagard, Léa passa sa main sur son front, fit quelques pas et se laissa tomber sur le vieux canapé de cuir.
— Tu ne peux pas savoir... C'est épouvantable surtout quand il me dit : « Assez joué. Maintenant, nous allons retrouver ton père : il nous attend en compagnie de ses amis les vers... »

— Tais-toi...
— « ... et de ta chère maman. » Alors, je le suis en appelant ma mère.
Camille s'agenouilla et la prit dans ses bras, la berçant comme elle berçait son fils, le petit Charles, quand un mauvais rêve le précipitait, hurlant, dans son lit.
— Là, calme-toi. N'y pense plus. Nous l'avons tué toutes les deux. Rappelle-toi... j'ai tiré dessus la première. Je croyais qu'il était mort.
— C'est vrai, mais c'est moi, et moi seule, qui l'ai tué.
— Tu n'avais pas le choix, c'était lui ou nous. Ton oncle Adrien t'a dit qu'à ta place il en aurait fait autant.
— Il a dit ça pour me faire plaisir. Tu le vois, lui ?... un dominicain ?... Tuer un homme ?
— S'il le fallait, oui.
— C'est ce que Laurent et François Tavernier m'ont dit. Mais je suis convaincue qu'Adrien est incapable d'une telle chose.
— Assez parlé de ça. J'ai terminé la mise au clair des comptes de ton père. La situation n'est pas brillante. Je ne comprends rien à la façon de travailler de Fayard. En se restreignant, on devrait pouvoir s'en tirer.
— Comment veux-tu qu'on se restreigne davantage ? s'exclama-t-elle en se levant. Nous ne mangeons de la viande qu'une fois par semaine et quelle viande ! Si nous étions moins nombreux, nous y arriverions, mais là...
Camille baissa la tête.
— Je sais bien que nous sommes une lourde charge pour toi. Plus tard, je te rembourserai tout ce que tu as dépensé pour nous trois.