PREMIÈRE PARTIE
Inventer l'Europe
A l'aube de 1492, l'Europe est à l'orée d'un formidable renouveau religieux, démographique, culturel, économique et politique. Ce renouveau conduira à des contradictions si lourdes que seule la violence permettra de les trancher, conférant aux Européens du XVIe siècle le pouvoir majeur : celui de raconter aux générations futures l'Histoire de leur temps.
L'Europe occidentale deviendra alors ce que j'appellerai un Continent-Histoire, un espace géopolitique doté d'une force idéologique, économique et politique suffisante pour déterminer l'Histoire du Monde et en imposer sa version aux autres.
Pourtant, à l'époque, rien ne le laisse prévoir : en cette fin du XVe siècle, même s'il avait disposé des moyens d'information d'aujourd'hui, tout observateur aurait remarqué d'abord la puissance de la Chine, écrasant depuis mille ans les autres continents par sa population, sa marine, son armée, sa science, ses richesses et sa technologie. Certes, il aurait noté qu'elle se fermait progressivement au reste du monde, paralysée par son gigantisme et son protocole. Il aurait aussi décrit l'Afrique et l'Amérique comme des continents très peuplés où se forment des empires aux splendeurs immenses : Inca et Aztèque, Mali et Songhaï semblent devoir durer encore des millénaires. L'Europe n'aurait représenté à ses yeux qu'un petit canton de l'Univers, ravagé par la peste, morcelé en dizaines de cités et de nations rivales, exsangue, menacé par ses voisins, hésitant entre la Peur et la Jouissance, le Carnaval et le Carême, la Foi et la Raison.
Il aurait pu néanmoins y débusquer quelques aventuriers sans vergogne déterminés à bouleverser l'ordre du monde, prenant des risques, inventant, créant, échangeant objets et idées dans les interstices de la peur et de la force, avides de gloire et de richesses, libres conquérants de territoires et de rêves mêlés.
1
. Le triomphe de la vie
Naître
Trois cents millions d'êtres humains peuplent alors la Terre. Plus de la moitié vivent en Asie, près d'un quart sur le continent américain, un cinquième seulement en Europe26. Encore ces chiffres sont-ils très incertains : nulle part aucun pouvoir n'organise de recensement systématique ; partout, la plupart des gens ignorent leur propre date de naissance, et parfois jusqu'au nombre de leurs enfants. Même le meilleur document de ce genre – le cadastre florentin de 1427 – ne fournit que des renseignements très approximatifs16.
A ce qu'il semble, d'après ces évaluations grossières, l'évolution séculaire de la population des différents continents est étonnamment parallèle. Partout elle augmente ou diminue simultanément. De l'An mil à 1300, elle croît; elle régresse de 1300 à 1450, pour remonter de 1450 jusqu'à la fin du XVe siècle. « Comme si l'humanité entière était prise dans un destin cosmique primordial par rapport à quoi le reste de son histoire serait vérité secondaire », note Fernand Braudel12.
Ainsi, la population chinoise passe de cent trente millions vers l'An mil à deux cents millions vers 1300, pour s'effondrer des deux tiers vers 1450, avec l'invasion mongole. Parallèlement, celle de l'Europe double – de quarante millions vers l'An mil à quatre-vingts millions à la fin du XIIIe siècle – , puis la moitié disparaît entre la Grande Peste de 1348 et 1450. Ces effroyables hécatombes ont partout d'immenses conséquences économiques et culturelles. La mortalité infantile est considérable : dans le monde, au moins un nourrisson sur quatre meurt avant d'atteindre l'âge d'un an. En Europe, comme en témoignent les registres tenus dans chaque paroisse, se généralise la pratique de baptiser les enfants dès leur naissance. Pendant tout le XIVe siècle, la famine y est terrifiante ; on signale encore des cas d'anthropophagie jusqu'en 1436.
Chaque pays connaît les mêmes évolutions désastreuses. Ainsi, la population française – qui approche les vingt millions d'habitants vers 1300 – retombe à une dizaine de millions au temps de Charles VII. Au XIVe siècle, un dixième au moins des villages français ont disparu. Il en va de même en Allemagne où, au XVe siècle, on peut encore voir les ruines de très nombreux villages abandonnés et des terres laissées en friche depuis des lustres74.
Puis tout s'inverse : partout dans le monde, la seconde moitié du XVe siècle marque une période de regain démographique qui met fin à la « spirale de la mort74 ». En Chine, en Afrique, en Amérique, en Europe, les populations recommencent à croître. L'Europe atteint près de soixante millions d'habitants en 1490, contre à peine quarante au milieu du siècle.