I
Ce n'était pas le désœuvrement, encore moins le goût de l'exotisme, qui devait me conduire à prendre en charge une cause aussi singulière — pas plus que je ne soupçonnais le bouleversement qu'elle allait provoquer dans mon existence. Je sortais enfin de cette période de ma carrière où, tirant parti de ma double formation de géologue et de juriste, je me frayais un chemin dans l'univers des avocats internationaux. Il ne m'avait pas fallu moins de dix ans pour asseoir ma réputation d'efficacité auprès des compagnies ou des Etats qui, de plus en plus fidèlement, sollicitaient mes services. Pendant ce long cheminement, commencé comme simple stagiaire, les membres du grand cabinet d'affaires où j'avais été admis en partie par relations ne parvinrent jamais à me considérer tout à fait comme un des leurs. Un original qui, sous prétexte de ne pas « perdre la main », disparaissait dans des régions inaccessibles, où, pour se livrer à de prétendues études géologiques, il n'hésitait pas à redevenir tributaire de moyens de communication d'un autre âge : de tels errements étaient à leurs yeux inconcevables. On m'eût passé les excentricités les plus bizarres, si j'avais eu le bon goût de rester toujours à proximité d'un télécopieur, mais ces phases d'érémitisme, en dépit de leur brièveté, violaient la loi de la profession. Personne ne s'était non plus habitué au désordre qui régnait dans mon bureau, où les précis de droit côtoyaient, dans une familiarité incongrue, des cristaux éclatants de couleurs, rapportés de mes expéditions aux quatre coins du globe.
Pendant mes dix premières années d'exercice, donc, on me traita avec une curiosité teintée de condescendance, tel un parent qui aurait gâché de réels talents par sa désinvolture et des écarts puérils. J'avais annoncé mon intention de composer sans aucune aide un volumineux Traité de droit minier : longtemps, cette chimère ne suscita que l'ironie. L'achèvement du manuscrit obligea mon entourage à réviser son jugement, mais ne fit en réalité que l'intriguer davantage, tout comme les succès que je récoltais au fil des ans et qui me valurent d'être admis à la fin, non sans débats, comme associé à part entière. Etais-je comme ces fragments de gypse, lisses, tranchants et fragiles, que je ramassais parfois ? J'avais compris, au cours de ce long apprentissage, que je ne devais donner aux autres aucune prise sur moi.
Ainsi que je l'avais espéré, la publication de mon ouvrage attira l'attention des spécialistes et reçut un accueil élogieux. Six mois plus tard, un constructeur aéronautique français et les autorités d'Afrique du Sud me soumirent un différend né des mesures d'embargo auxquelles les compagnies européennes avaient dû se plier. L'enjeu financier n'était pas négligeable, mais l'écheveau juridique — le plus embrouillé que j'aie jamais eu à démêler — découragea les meilleures volontés : je tenais enfin l'occasion de franchir une étape décisive dans ma carrière. Le climat de violence policée, d'intrigues et de manœuvres ne put me détourner de cette affaire et je m'y engageai sans réserve. A l'issue d'une année de tractations, ma tâche était menée à bien. A ma surprise, un éminent chroniqueur décréta que j'avais établi un cas d'école. Le succès dépassa toutes mes espérances : sans l'avoir prémédité, je venais de réussir l'épreuve qui me hissait au rang des arbitres internationaux les plus réputés.
Le règlement du litige sud-africain me plaçait sur un autre pied vis-à-vis de mes confrères. Pour la première fois, je me trouvais en position de choisir. Beaux joueurs, mes anciens détracteurs m'attribuaient désormais des qualités dont, à les entendre, ils n'avaient jamais douté. Leurs offres m'auraient paru inespérées deux ou trois ans auparavant, mais j'avais trop souffert de leur mépris pour étouffer mon désir de liberté. Apprenant qu'un appartement se trouvait à louer quai d'Orsay, dans un quartier que je connaissais bien pour y avoir vécu jusqu'à mon mariage, je décidai de sauter sur l'occasion et de m'installer à mon compte.
Les travaux de remise en état s'achevaient à peine lorsque je reçus de Londres, par l'intermédiaire de mon ancien cabinet, une première demande de rendez-vous. Elle émanait d'un certain Algernon Moaré, « envoyé officiel du roi de Soaru », et je crus d'abord à une plaisanterie. Le nom de ce pays, qui m'évoquait encore de lointains souvenirs de cours, ne disait rien à ma secrétaire. Aussi recopia-t-elle à mon intention l'article du dictionnaire, comme s'il faisait office à ses yeux de lettres de créance. « SOARU : ÎLE DU PACIFIQUE, N.E. DE L'AUSTRALIE, 42 KM2, 16 000 H. ANCIEN PROTECTORAT BRITANNIQUE, MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE. PHOSPHATES, TITANE. CAP.: PORT-ALBERT, 11 000 H. » A l'appui de sa demande, Moaré m'adressait un document de quelques pages. Poussé par la curiosité, je le parcourus d'une traite.