Introduction
Carthage s'éveillait à peine lorsqu'une lourde quinquérème, sa grande voile rouge déployée, se présenta à l'entrée du port marchand. Arrivé bien après le coucher du soleil en vue de la ville, le navire avait dû mouiller dans la baie toute la nuit. La règle ne souffrait aucune exception. Chaque bateau se présentant alors que la pesante chaîne de fer barrant l'accès au chenal avait été abaissée devait attendre qu'elle soit relevée, au matin, par de robustes esclaves libyens. Parce qu'ils étaient astreints à cette tâche essentielle à la sécurité de la cité, ces hommes n'étaient pas traités comme une quelconque main-d'œuvre servile. Ils étaient abondamment nourris mais l'usage du vin leur était interdit car on devait pouvoir compter sur eux à tout moment. Cette restriction, dont la transgression valait au contrevenant la mort, était bien peu de chose à côté des soins attentifs dont ils étaient l'objet. Des masseurs veillaient à assouplir les muscles des esclaves et à oindre leurs corps d'huile avant le début de leur labeur. Les contremaîtres, pourtant réputés pour leur exigence, y réfléchissaient à deux fois avant de les faire fouetter et un tel châtiment était en réalité appliqué avec parcimonie à quelques jeunes recrues dont il fallait briser la volonté.
Ce ne serait pas le cas aujourd'hui. Dès l'annonce de la présence du bateau à proximité des ports, des ordres avaient fusé de partout. Du haut de la tour de l'Amirauté, Bomilcar, l'officier de garde, avait en effet reconnu l'un des navires envoyés il y a plusieurs mois de cela à Rosh Laban, en Ibérie, avec, à son bord, le sénateur Carthalon. Un détail retint toutefois son attention: l'on ne voyait pas, à la proue, les pommes de pin et les mains de Baal, emblèmes traditionnels de la cité d'Elissa. C'était là une marque de deuil et chacun, dans l'arsenal, se mit à supputer quel personnage important avait pu succomber au cours de ce long périple.
— Le fils de Baalyathon, ce maudit Carthalon, n'a pas supporté la fatigue du voyage jusqu'aux colonnes de Melqart, murmura un aide de camp. Son père a eu tort de vouloir se débarrasser d'Hamilcar, son vieil ennemi, car c'est dans sa propre maisonnée que les pleurs et les cris retentiront bientôt. Cela nous réserve quelques surprises car les siens chercheront à venger la mort de son rejeton, soit sur les partisans des Barca, soit sur ceux de ses amis qui lui avaient suggéré de confier cette mission à son fils. Il faut dire que ce dernier est plus fait pour le commerce que pour les affaires militaires et politiques.
— Surveille tes dires, lui rétorqua Bomilcar. Tu as peut-être raison mais n'oublie pas que Carthalon a des espions partout, y compris dans cette enceinte, et que tes propos pourraient lui être rapportés. Au mieux, ils te vaudront l'exil, au pis la croix.
— Merci de ton avertissement. Ma franchise prouve simplement la confiance absolue que j'ai en toi. Patientons donc jusqu'à ce que la quinquérème accoste pour en savoir plus.
Après d'interminables minutes d'attente, le vaisseau pénétra dans le cothôn, le port militaire, et se rangea devant une loge encadrée par deux hautes colonnes de marbre blanc et surmontée d'une frise de stuc. Les officiers eurent la surprise de voir Carthalon, qu'ils s'imaginaient mort, arpenter fiévreusement le pont puis s'engager à petits pas prudents sur la passerelle jetée à partir du quai. L'homme avait l'air sombre et inquiet.
— Salut à toi, noble sénateur. Je suis heureux de te savoir en vie et te souhaite la bienvenue à Carthage, fit Bomilcar. Pourquoi ces signes de deuil sur ton navire? Es-tu porteur de mauvaises nouvelles?
— Je ne puis rien te dire avant d'avoir rendu compte de ma mission devant le Conseil des Cent Quatre et le Sénat. Fais prévenir tous ses membres que je suis de retour et qu'ils me retrouvent au temple d'Eshmoun le plus rapidement possible pour entendre une communication de la plus haute importance. En attendant que tous répondent à cette convocation, je prendrai un peu de repos dans tes appartements si tu n'y vois pas d'inconvénient.
— Tes ordres seront exécutés sur-le-champ. Suis-moi, je te conduis jusqu'à ma chambre où mes esclaves se tiendront à ta disposition pour satisfaire le moindre de tes désirs.
Dès qu'il eut installé son interlocuteur, Bomilcar dépêcha en ville des messagers afin de convoquer les sénateurs. Vers le milieu de la matinée, une foule nombreuse et bruyante se pressait autour du temple situé sur la colline de Byrsa et commentait avidement l'arrivée des principaux magistrats de la cité dont le visage reflétait l'inquiétude. Escorté par une garde impressionnante, Carthalon fut le dernier à pénétrer dans l'édifice dont les imposantes portes de bronze se refermèrent sur lui.