I
De Gutenberg à la révolution numérique
Les médias reflètent et amplifient les évolutions de la société. Ils sont les témoins actifs de notre Histoire. La mise en perspective de celle-ci, ancienne ou récente, paraît souvent réductrice et abstraite, nourrissant des querelles d'experts dont le sens échappe au profane. Pourtant il faut bien regarder derrière nous, le temps de quelques pages, pour comprendre le sens des bouleversements qui affectent notre présent.
Nous sommes passés en cinq siècles de la communication orale et des copistes artisanaux aux flux quasi instantanés de mégabits qui se déversent en permanence dans les réseaux et les mémoires numériques. En revenant sur ce qui s'est passé entre l'invention de Gutenberg en 1455 et l'accès du grand public à Internet en 1995, on peut prendre toute la mesure du rôle des médias dans la construction de la société moderne démocratique, et percevoir les conséquences sociétales des bouleversements auxquels nous assistons.

La révolution de l'imprimerie et celle des médias numériques se différencient radicalement sur trois plans :

1. L'imprimerie a doté les élites intellectuelles, politiques et économiques d'instruments de communication qu'elles se sont accaparé, exerçant ainsi un ascendant efficace et puissant sur les masses. Les outils numériques quant à eux sont à la portée de tous, faisant de chacun un agent actif de la communication et un émetteur de messages susceptibles de toucher le plus grand nombre de destinataires. Leur fonctionnement et leur usage sapent les fondements ancestraux de la communication verticale et unidirectionnelle.
2. Il a fallu des siècles pour que le grand public ait accès aux médias écrits, livres et journaux, grâce aux progrès technologiques, à l'émergence de la démocratie, et à la scolarisation généralisée. Les effets de la révolution numérique sont au contraire instantanés, ses innovations permanentes sont adoptées massivement, et rendent les flux de communication toujours plus rapides et plus fluides.
3. L'imprimerie a permis l'élargissement de la diffusion des idées religieuses et politiques, des connaissances scientifiques et techniques, contribuant de manière déterminante aux progrès de la société, de la démocratie et du bien-être matériel. À l'opposé, les médias numériques attisent la soif de divertissement et de loisir, exacerbent l'exigence de satisfaction immédiate des désirs. Ils portent en eux la promesse d'échapper aux contingences matérielles et aux contraintes collectives.

De la Bible, écrite au fil des siècles par des prophètes et des scribes, et qui s'est transmise comme un trésor pendant plusieurs millénaires, jusqu'à Wikipédia, encyclopédie accessible en deux clics et qui s'enrichit à chaque instant d'apports anonymes, le voyage est édifiant…
La Bible, de l'original à l'imprimé
Quand Gutenberg, en 1455, a actionné son pressoir équipé de caractères métalliques pour imprimer le premier exemplaire de la Bible, il ne se doutait vraisemblablement pas que son invention ouvrait une ère nouvelle. Le livre est devenu depuis un objet tellement banal, et la Bible un livre parmi tant d'autres, que nous-mêmes avons de la peine à mesurer la portée de cet événement.

Avant l'imprimerie, l'acte de communication était unique1 : un texte écrit, une représentation graphique, une pièce musicale, un discours étaient par essence des originaux qu'il était impossible de reproduire à l'identique. Les supports sonores, comme le son de la voix humaine ou celui d'un instrument de musique, sont éphémères. Seule la mémoire, qui s'émousse avec le temps, en gardait la trace. La pierre, le papyrus, le parchemin ou la tablette de bois étaient des supports plus durables mais ils restaient uniques dans leur processus de fabrication. Certes il était possible de faire répéter une décision royale par des messagers, de rejouer une pièce de musique, de recopier un écrit, de reproduire une fresque. Mais chaque fois il s'agissait d'une nouvelle version unique, même si l'on s'employait à ce qu'elle ressemble le plus fidèlement possible à l'original.
La non-reproductibilité et l'éphémère caractérisaient ce temps, si lent dans ses évolutions culturelles, technologiques, scientifiques – comme figé dans un présent que l'on souhaitait éternel. Si le support du message était sédentaire, tel le mur d'une grotte ou une stèle de pierre, ou si l'acte de communication s'effectuait dans un lieu donné, tel un concert dans une enceinte royale ou religieuse, alors seul le contact direct avec l'original permettait d'avoir accès à son contenu. Si le support initial était mobile, tel un parchemin, un papyrus, une tablette de pierre ou de bois, sa fragilité en limitait l'usage, tout comme les aléas de la reproduction. Dans un cas comme dans l'autre, le nombre de leurs destinataires et de leurs usagers était très limité.